• Dépend-t-il de nous d'être heureux ?

     Introduction

    Analyse de la question.

     « Dépend-il de nous … » : Le verbe dépendre a plusieurs sens très différents. Considérons plutôt l’expression « Dépendre de ». Les synonymes les plus proches de dépendre de sont : découler de, résulter de.  Cette expression « dépendre de » renferme l'idée dominante de causalité.

     « … d’être heureux… » : Le Larousse définit cet état « Qui jouit du bonheur, qui est durablement content de son sort. Qui manifeste le bonheur ou qui est marqué par le bonheur » Qu’est ce que le bonheur ?

    Le Bonheur 

     Le nom bonheur,  comme son contraire malheur, et l’adjectif « heur - eux » est composé à l’aide de « heur », issu du latin « augurium » chance. « Bon - heur » signifiait donc au départ « bonne chance ». Ce sens a encore cours aujourd’hui pour signifier que les circonstances ont été favorables, exprimer le fait d’aboutir à un dénouement bénéfique grâce à un concours de circonstances favorables ou simplement grâce à un heureux hasard. «  Par bonheur le lait n’a pas débordé ». D’autres expressions expriment cette notion de chance : « A la bonne heure », « Au petit bonheur la chance » etc..

    Aujourd’hui, le mot «  bonheur est plus généralement employé pour décrire un état de satisfaction complète, de complétion des désirs, caractérisé par sa plénitude et sa stabilité. Il est distinct du plaisir, très éphémère, et de la joie, plus dynamique que le bonheur.

     Introduction au débat

     La question « dépend-t-il de nous d’être heureux ? » nous invite à nous interroger sur les conditions de notre bonheur et sur la possibilité d’être heureux. Il est vrai que le bonheur dépend de facteurs extérieurs face auxquels nous sommes souvent impuissants, mais justement, cette impuissance est-elle totale ? N’a-t-on pas des moyens de « faire » notre bonheur ? Et ces moyens sont-ils des limites à leur tour ?

     Débat

     Madeleine : J’adhère à la définition du bonheur de Raoul Follereau  « Le bonheur c’est de vivre si haut en son âme que les misères de la terre ne puisse vous atteindre »

    Monique : On peut s’étonner de cette citation qui doit avoir deux degrés de compréhension. C’est étonnant que Madeleine qui est très sociable dise qu’en somme pour bien vivre c’est un peu faire abstraction des autres, à la limite c’est égoïste, mais je ne le crois ni d’elle, ni de Raoul Follereau. Peut-être faut-il penser que notre bonheur peut en apporter aux autres aussi, qu’il y a une certaine contagion du bonheur. En ayant ce sentiment égocentrique du bonheur, on peut faire du bien aux autres aussi.

    Jacques L. : Je pense quand même, qu’il est difficile de s’exonérer de l’amitié et de l’amour qu’on peut avoir pour nos proches ; même si on a une grande capacité de se détacher des choses extérieures, s’ils ont un accident de la route, voire une maladie grave, cela me semble difficile de ne pas éprouver une certaine souffrance vis-à-vis d’eux. J’entends bien que le moine qui vit tout seul dans son ermitage, qui n’a pas de famille, étranger à tout ce qui se passe dans le monde, puisse trouver le bonheur dans la méditation. Mais c’est un cas particulier, pour nous les malheurs de nos amis, de notre famille, ne peuvent pas ne pas nous toucher.

     Mireille : Pour répondre à Jacques, je dirais comme  Marie Portelance  (thérapeute en Relation d’Aide et pédagogue) que « Le bonheur n’est pas l’absence de souffrance. Le bonheur est inaccessible si nous croyons que l’atteindre signifie vivre dans un monde idéal sans imperfection, sans douleur, sans souffrances. Cette conception n’existe que dans les contes de fées. […] Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, le bonheur peut cohabiter avec l’imperfection, l’inconfort et la souffrance parce que le bonheur ne se trouve pas dans un monde idéal, dans le futur ou dans le passé. Il est inatteignable quand nous le cherchons dans l’absolu, mais tout proche quand nous arrivons à vivre le moment présent en pleine conscience. » On peut être triste du malheur des autres tout en restant nous-même dans la paix et la sérénité.

    Anne : Je suis un petit peu étonnée parce qu’il me semble qu’on parle là d’un état de bonheur constant, ce qui me paraît excessivement difficile. Je ne suis même pas sûre que le moine que tu évoques soit lui-même constamment heureux. Par contre, qu’on puisse être capable de vivre des moments de bonheur doit être possible. On peut constater que parmi les philosophes, il y a les pessimistes et les optimistes de nature ; et puis quand même, épicurisme, stoïcisme, hédonisme, eudémonisme,  sadisme (recherche du plaisir dans la douleur infligée à autrui), masochisme, les religions, tous nous propose une recherche du bonheur. L’être humain n’est sans doute pas heureux au départ. Quand à être heureux constamment j’ai des doutes. Etre capable de trouver des moments de bonheur c’est déjà une bonne chose.

    Monica : Je pense comme vous que le bonheur ne peut être que des moments. Je crois aussi qu’il y a des gens qui sont plus doués que d’autres pour le bonheur, pour ressentir un bien être, une plénitude à certains moments. Pour autant, ça ne les rend pas égoïstes, ça ne les coupe pas de l’empathie qu’ils peuvent avoir pour d’autres. Etre heureux en profondeur personnellement ne construit pas une barrière autour de soi, et au contraire permettre d’être plus à l’écoute des autres pour essayer de leur communiquer ce bonheur et les aider à être un peu mieux.

    Marie-Claude : Je crois que parfois on ne se rend pas compte du bonheur qu’on a, ce n’est qu’après qu’on le constate. On a vu un beau film, un beau paysage, sur le coup on pense à autre chose, ce n’est qu’après qu’on prend conscience que c’était un moment de bonheur. Quand on n’est pas de nature très optimiste on a au moins ça, pouvoir constater, une fois passé, un moment heureux.

    Anne : Par rapport à ce que tu dis, le fait de pouvoir retrouver le bonheur, c’est d’en prendre conscience. Le fait de se dire « ah, j’ai été heureuse à ce moment là », nous donne la capacité de le retrouver.

    Madeleine : Il est évident que le bonheur, d’une façon générale, est beaucoup plus une succession de bons petits moments. N’ayons pas peur de les vivre.

    Marie-Christine : Je vous ai déjà parlé, lors d’une rencontre ici, de ce roman de science fiction « Un bonheur Insoutenable » où tout le monde était tellement heureux que s’en était insupportable,  il montre aussi que ce qui rend la vie belle c’est qu’elle soit vulnérable. Je voulais aussi vous parler de ce délicieux petit livre «  Le bonheur, désespérément » d’André Comte-Sponville, il nous ramène juste à une posture : le bonheur sans espérance. On peut être désespéré et profondément heureux, c'est-à-dire en ayant pas à attendre quelque chose, être juste à accueillir ce qui vient, cette souffrance. L’espérance est de l’ordre de l’imposture.

     Pierre F. : Le premier questionnement, ce sont les mots. On aurait pu dire le bonheur c’est du contentement, c’est de la joie. Or, dans ta définition, tu plaçais plutôt le bonheur comme un état constant de plénitude durable. Là nous parlons plutôt de moments, d’instants. Si on pense plutôt stabilité, continuité, à ce moment là, je pense que c’est vraiment quelque chose d’intériorisé, tu parlais de posture, ce serait quelque chose qui transpire à l’intérieur de soi au fil des années. Pour ma part, par exemple, je dirais que c’est ma quête d’authenticité dans mes relations avec les uns, les autres et même envers moi-même. On pourrait appeler ça « bonheur » dans la mesure où ce serait quelque chose qui se serait accordé, se serait mis ensemble pour être durable. Ça veut dire en clair qu’on peut à la fois se trouver dans cette espèce d’état de plénitude, et, en même temps, recevoir tous les malheurs du monde ; ne pas être malheureux en soi et être extremement touché par ce qui peut arriver à nos amis. J’ai des copains qui meurent, ça fait drôle,  mais en même temps je fais du mieux que je peux avec moi-même. « Faire du mieux qu’on peut avec soi-même » serait une définition du bonheur.

    Philippe C. : Je poserais seulement une question : Qu’est-ce que ça veut dire être heureux ? Qu’est-ce que ça veut dire « le bonheur » ? J’ai du mal à répondre sans au moins donner une notion de plaisir ; et si on parle de plaisir, d’où vient-il ? Le plaisir n’est-il pas lié au manque ?

     Anne : Alexandre Lacroix donne une définition du bonheur : « Le bonheur se conçoit d’ailleurs de deux façons : dans sa forme la plus intense, il s’agit de jouissance, d’un assouvissement concret et actif de nos désirs ; dans une forme douce, moins exigeante, il se résume à un simple bien-être, c’est-à-dire à une espèce de santé, incluant l’absence de souffrances et la satisfaction des besoins élémentaires, comme la faim, la soif, la protection contre le froid, les intempéries…. »… « Le bonheur n’est ni seulement physique, ni seulement intellectuel : il est mélangé, il ressemble plutôt à ce qu’il conviendrait d’appeler, si une telle expression est pertinente, une sensation morale. Sensation, le bonheur l’est dans la mesure où il dépend des interactions avec le monde et les autres ; il ne s’agit pas d’un phénomène psychique autarcique, qu’on pourrait atteindre dans une absence complète de contacts avec ce qui nous entoure. Et pourtant, celui-ci n’a rien d’un orgasme ni d’une explosion gustative, il est en même temps moral, dans la mesure où il mobilise l’ensemble de nos représentations et semble même, mystérieusement, ramener celles-ci à l’unité, s’approchant ainsi d’une réconciliation. Le bonheur est la suppression momentanée de l’écart entre la pensée et la vie, la cessation provisoire des conflits qui nous agitent. »…

     Monica : J’en reviens à ce que j’ai dit tout à l’heure, pour chacun le bonheur peut prendre des formes différentes. Il est important de tenir compte de nos désirs, nous avons chacun des désirs différents et je crois que le bonheur représente quelque chose de différent pour chacun d’entre nous. La notion de bonheur est vraiment très personnelle, très subjective.

    Jacques L. : Je suis tout à fait d’accord que le bonheur est un principe de sensation morale qui est toute relative parce que chacun va y trouver des sensations de façon différente en fonction de ses désirs et plaisirs. Le problème est dans les évènements malheureux, ce sont, à priori ceux qui vont le plus nous toucher. Un divorce va amener des manques, le manque des enfants et le manque affectif. Le mot manque me plait beaucoup. Le bonheur réside peut-être dans le fait que, moralement on n’éprouve pas de manque, on peut limiter nos désirs, on peut ne s’attacher qu’aux désirs nécessaires à une vie simple. Mais il faut aussi qu’il ne nous tombe pas des malheurs. Si on a du mal à définir le mot « bonheur », c’est peut être par son contraire, « le malheur », qu’on le reconnait.

     Jacques : Le bonheur est quelque chose d’essentiellement relatif à ce qu’on perçoit. On perçoit chacun des choses très différentes en fonction de notre corps mais aussi de notre mental, et des expériences psychiques qu’on a vécues les uns et les autres qui sont tout à fait différentes de celles de notre voisin.

     Marie-Christine : Je serais plus proche du point de vue de Pierre. Bien sûr vous avez raison, mais on s’approche d’une définition universelle ; tu parlais de « faire de son mieux », c’est un accord de paix ; ça parait très modeste alors qu’en réalité c’est très ambitieux d’être en accord, en harmonie avec soi, peu importe ce qui va arriver. Je ne dis pas que ça va t’empêcher d’avoir des malheurs, mais ça va te permettre de les accueillir différemment.

     Nathalie : C’est un état d’esprit, on est pessimiste ou optimiste. Un pessimiste ne sera jamais heureux. J’ai l’exemple d’une gamine de 16 ans qui est dans un état de santé absolument épouvantable, elle a une espérance de vie maximum de 30 ans, mais qu’est-ce qu’elle est heureuse de vivre. Quand vous passez ne serait-ce qu’une heure avec elle vous en ressortez avec une pêche phénoménale. Quand on la voit, le bonheur semble si simple.

     Mireille : Etre pessimiste ou optimiste ne dépend pas que de nous. Devant les malheurs on a des réactions différentes qu’expliquent les neurosciences. Une grande étude sur les liens entre les gènes et les comportements humains a été menée par 190 chercheurs de quatorze pays. Ils ont réussi à identifier trois variations génétiques liées au bien-être, deux liées à la dépression et onze au névrosisme. La publication scientifique rappelle que nos gènes conditionnent certes de manière importante notre disposition au bonheur, mais ils ne la déterminent pas. Ils fondent en grande partie notre structure émotionnelle, mais, comme le dit Spinoza, nous pouvons agir sur nos émotions et nos états d’âme. Il y a des pessimistes maladif mais il y a aussi des optimistes pathologiques, une joie de vivre excessive peut mener à l’hystérie. Comme le disaient Jacques et Madeleine, nous dépendons de misères extérieures à nous mais nous dépendons aussi de nos réactions physiologiques et neurologiques qui sont involontaires. Mais, est-ce pour autant que nous n’ayons pas la possibilité d’intervenir sur nos comportements qui en découlent par un travail sur nous ?

     Madeleine : Je pense que quand même que le bonheur ne nous tombe pas systématiquement dessus. Je pense que c’est quelque chose qui s’élabore, qui se trouve. Quand sortez heureux d’un évènement festif c’est bien vous qui avez fait l’effort d’y aller. Le bonheur ça se construit, ça se fabrique. C’est fait de petits riens, ça peut aider d’aller toujours de l’avant, d’être curieux.

     Anne : Pour aller dans le sens de ce que disait Nathalie, le philosophe Alain est un homme particulièrement optimiste et doué pour le bonheur. Je vais vous lire une citation peut être un petit peu longue excusez moi. « La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n’y fait rien. On n’est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu’on est heureux. Le bonheur, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n’est qu’une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu’autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. […] Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout vivant est comme un promeneur du matin. […] Toute vie est un chant d’allégresse. »

     Monica : Là je parlerais plutôt la joie de vivre, la joie d’exister. Il y a des notions un peu différentes entre le bonheur et la joie. Voir une fleur éclore est, pour moi, un moment de joie, ce n’est pas le bonheur.

     Anne : Je me demande s’il n’a pas pris le parti de gommer tout ce qui pouvait le rendre malheureux. Je pense quand même, comme je le disais tout à l’heure, que quand on prend conscience de ça, de ces choses toutes simples, qu’on y réfléchit, qu’on fait un travail là-dessus, il me semble que c’est un chemin qui permet d’aller vers ce bonheur et cette faculté de donner un peu de bonheur aux autres aussi.

     Philippe C. : Le problème de l’origine du bonheur, d’être heureux, du plaisir, c’est que s’il y avait une réponse, à mon avis, on n’en parlerait plus. Ça fait quand même très longtemps que les gens se posent cette question. Depuis la nuit des temps on se pose cette question « qu’est-ce que c’est le bonheur, qu’est-ce que c’est qu’être heureux ? ». Tous les philosophes depuis l’antiquité jusqu’à nos jours continuent de se poser la question et donnent des méthodes pour arriver au bonheur. Vous avez parlé d’harmonie, le mot renvoie à un thème qu’on connait bien en philosophie, en particulier en philosophie ancienne, qui est d’obtenir l’ataraxie, cet état neutre, sans excès, entre les vertus, chercher la vérité. C’est intéressant mais je constate que tous ces philosophes de l’antiquité en passant par Voltaire, par Montaigne, et en arrivant aux dernier, Deleuze, Sponville ils n’ont toujours pas trouvé la bonne méthode.

     Mireille : Je voulais justement parler de l’ataraxie dont tu as déjà parlé quand on a débattu sur la quête de soi. Je vais parler d’un petit vécu personnel : Nous étions en vacances avec mon beau-fils alors âgé d’une dizaine d’année et j’avais été choquée par la maxime imprimée sur une carte que lui avait envoyée sa mère. La citation de Mozart inscrite sur la carte est « ni heureux, ni malheureux, mais bien vivant » à l’époque je ne l’avais pas comprise. C’est quand tu as parlé d’ataraxie que le souvenir est revenu. Je ne pense pas que le bonheur se trouve là entre ces deux états qui sont très physiques, très terrestres. J’ai envie de dire que le bonheur se situe au niveau de l’esprit, de la spiritualité (sans aucune connotation dogmatique religieuse). C’est pour ça qu’il est si difficile à cerner, à définir.

    Pierre : Dans ce livre « Du Bonheur » de Frédéric Lenoir j’ai noté les recettes pour être heureux de deux philosophes. La première est de Flaubert: «  Etre bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Si la première vous manque tout est perdu » c’est un peu provocateur mais vu l’auteur ça mérite réflexion. C’est vrai qu’en ne se posant pas trop de question on est tranquille ; on parle souvent des imbéciles heureux. Deuxième méthode celle de Voltaire : « Je me suis dit cent fois que je serais heureux si j'étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d'un tel bonheur ». Là encore on entend qu’une certaine simplicité d’esprit contribuerait au bonheur. Bien sûr je prends ça comme une boutade ce n’est certainement pas la recette pour être heureux.

     Brouhaha

     Monique : Je crois que j’ai une réponse qui est bête. Etre heureux c’est être vivant. C’est un instinct de la vie. Il y a une exception c’est le suicide, quand on n’est plus heureux, on se suicide. Je pense que si on accepte de vivre quelques soient les circonstances, c’est qu’on a un bilan positif, on a du bonheur malgré les malheurs. On dit que dans les camps de concentration il y a eu des amitiés, des moments très chaleureux qui ont apporté quelque chose de positif. On a parlé tout à l’heure de soins palliatifs. J’ai côtoyé des malades cancéreux, en fin de vie, et j’ai mis plusieurs années à comprendre qu’un de leurs besoins était de rigoler. Je pense que le bonheur est très lié à l’instinct de vie, c’est animal.

     Jacques L. : Je veux bien que, parce qu’on est en vie on trouve un minimum de bonheur, mais ça me semble un peu réducteur. Je ne sais plus quel philosophe a dit que « Tous les hommes cherchent le bonheur, même ceux qui vont se pendre. » Je pense qu’il y a une différence entre l’instinct de vie quand on est sur un lit d’hôpital ou en camp de concentration et le bonheur. La vie c’est peut être mieux que ce qui nous attend après même si les religions nous parlent du paradis et des 72 vierges.

     Pierre F. : Je voudrais revenir sur la citation d’Alain qui, pour moi, n’est pas à dédaigner dans la mesure où elle parle de nos capacités à  être des êtres sensibles. Le contact avec la nature peut être en lui-même bon et crée cette joie de vivre. Le bonheur c’est la joie de vivre. On est nombreux à en disposer, peut être pas tous. La deuxième chose, tu parlais de méthodes, mais pourquoi on en parle tant ? Si on parle tant du bonheur c’est que rien n’est jamais acquis c’est toujours à construire et pour chacun.  C’est un problème éternel parce que chacun à un moment de sa vie se posera la question. Cette question du bonheur est en rapport avec le sens que je donne à ma vie, pour moi c’est la question ultime « quel sens je donne à ma vie ? ». Pour terminer, quand on parle de méthode, chacun trouve la sienne. Par exemple, pour moi, la méthode est de ne jamais négliger un désir. Quand un désir se présente je le fortifie et je n’ai qu’une idée en tête c’est de pouvoir aller jusqu’au bout de ce désir. C’est vrai que ce chemin vers le bonheur est tout à fait individuel, personnel.

     Anne : Je me pose une question sur ce que tu as dit : depuis les temps les plus anciens les philosophes se questionnent sur le fait de pouvoir être heureux, trouver le bonheur, ou en tous cas trouver une certaine sérénité ; et aussi à ce que proposent les religions. Est-ce que ça ne nous dit pas justement que la vie est un gouffre de souffrances et qu’on se questionne pour essayer de sortir de là ? Est-ce qu’au départ, au contraire de ce que tu dis Monique, la vie n’est pas douloureuse, ce qui fait que l’homme cherche un chemin pour en sortir ?

     Mireille : Pour aller dans ce sens, j’ai l’image de l’escargot ; La vie n’est pas à l’extérieur de moi mais à l’intérieur de moi, mon bonheur il n’est pas à l’extérieur de moi il est en moi, dans ma coquille qui est mon apparence physique ; comme l’escargot quand je sors mes antennes je perçoit le monde, il est beau et laid, il est doux et agressif ; comme le dis Madeleine je vois toutes les misères du monde ; comme l’escargot je rentre dans ma coquille mais je suis chargée de toutes ses perceptions, de toutes ces sensations. Ma liberté est alors soit de me laisser empoisonner par elles, soit de les transformer, de les digérer. Dans le premier choix nait le chaos intérieur qui me rend malheureuse ; dans le deuxième choix  c’est la paix, la sérénité et le bonheur. On n’a pas besoin de le donner il transpire par tous les pores de la coquille. En lisant le livre de Fréderic Lenoir dont a parlé Pierre, j’ai cette image qui m’est venue. On nait avec le bonheur en nous, notre problème c’est de ne pas en être conscient et de le chercher à l’extérieur de nous et de souvent l’attendre des autres.

     Jacques L. : Le bonheur, il n’est pas évident, on a tellement d’occasion d’avoir des malheurs. La religion catholique part du principe que le bonheur, on ne va pas l’atteindre sur cette terre, parce qu’on est tous des pêcheurs, on se fait du mal les uns les autres. Pour la religion catholique ce n’est que si on se comporte bien sur terre que le paradis on l’obtiendra après notre mort.

     Brouhaha

     Jacques : Le bonheur fait partie de la pleine conscience de nous même et de toute la nature qui nous entoure, mais surtout de notre état de finitude et d’assumer notre état de finitude. Alors, selon certaines croyances là haut il se passe quelque chose avec des vierges ou non, mais il y en a d’autres qui pense que tout simplement c’est la nature ; d’ailleurs, si on se réfère à Spinoza, lui pensait à cet état de nature et, cette pleine conscience que l’on a de tout ce qui nous entoure permet d’assumer notre état de finitude. C’est là une parcelle de bonheur.

     Pierre : Il y a un terme qui a été employé souvent : pleine conscience. Dans ce terme il y a le mot conscience ; la sensation du bonheur ne va pas sans une prise de conscience qu’on est heureux. J’ai pensé, à un moment donné, que le mot qui conviendrait le mieux est « célébration ». C'est-à-dire que, c’est vrai qu’on est beaucoup plus touchés par les malheurs, par les choses négatives,  ça nous impacte plus, on fait le buzz autour de ça, mais lorsque quelque chose de positif, de faste, d’heureux nous arrive ça fait un peu mièvre d’en parler si bien qu’on n’en a pas toujours conscience. Le bonheur ne va pas sans cette prise de conscience, cette célébration de ce moment heureux. Je ne parle pas d’un moment de plaisir qui souvent est fugace, mais du bonheur qui a une certaine durée dans le temps. La question d’aujourd’hui est « Dépend-t-il de nous d’être heureux ? », c’est dans cette prise de conscience des moments heureux qu’on a un grand rôle à jouer.

     Anne : J’en profite pour revenir sur ce que tu dis. Le fait d’être conscient qu’on est heureux permet de mieux le savourer mais aussi de se poser des questions dessus. Je vais vous donner un truc à moi que je pratique : par exemple, j’aime la musique et je sais que certaines musiques, quand je les écoute vraiment, vont me mettre dans un état de profond bonheur ; quand je n’ai pas le moral, que je me sens mal, je m’oblige à en écouter parce que je sais qu’au bout d’un moment le marasme va s’effacer, je vais retrouver ce moment de bonheur qui ne durera pas mais qui va me remettre en selle. Je crois qu’être conscient de ces moments de bonheur, mais aussi de les analyser, de méditer dessus, nous permet de les retrouver artificiellement si on en a besoin. Je pense donc qu’il dépend de nous d’être heureux.

     Jacques L. : On peut effectivement, comme tu le dis Anne, faire des efforts pour retrouver du bonheur. Je vais prendre un autre exemple, celui du couple. Si vous avez une première femme et que ça se passe mal, au bout de 10 ans vous divorcez ; Vous vous mettez en ménage avec une seconde femme avec qui ça se passe bien ; si on raisonne un peu comme tu l’as dit, parce qu’on n’est pas des animaux, on a une conscience mentale, on va se dire « oui, avec cette seconde femme je suis heureux ». Je pose la question est-ce que ça ne dépend que de nous ? Ça dépend peut être aussi de la compagne qu’on a choisie. Tout ça pour dire que le bonheur ne dépend pas que de nous. Il dépend des évènements extérieurs, il dépend des autres.

     Nathalie : Le bonheur dépend de la conscience, mais aussi de nos attentes. J’en connais qui le 31 décembre ont été réveillés en sursauts, ils venaient d’être cambriolés, ils ont dit «  Ce n’est pas grave, on va tout nettoyer, rien ne nous empêchera de faire la fête » et ils ont passé une heureuse soirée. Ce ne sont pas des gens de l’extérieur qui les en ont empêché. Le bonheur dépend de nous, de nos réactions face aux agressions extérieures. C’est leur propre volonté qui a fait qu’ils ont passé un moment heureux.

     Marie-Christine : Pour aller dans le sens de Nathalie, je pense à ces migrants qui ont tout perdu et se refont rapidement une vie, qui ont le sourire et qui arrivent comme le dit Alain « à voir se déployer le monde » malgré tout. Ça veut dire que, bien que les circonstances les ont écrasés, ils trouvent un mode de survie, ils font avec ça et gardent le sourire parce qu’ils font confiance.

    Pierre F. : Ce qui m’apparait du bonheur, c’est qu’on dirait qu’il ne tient qu’à un fil. Par exemple, quand tu parles de finitude, ou quand tu dis que lorsque ça ne va pas très bien tu t’installes et écoutes de la musique. Je me demande : est-ce là le retour du bonheur ou au contraire est-ce qu’on atteint un autre état qui me parait beaucoup plus proche de la sérénité que du bonheur ? Je constate qu’on faillit souvent, on parle du bonheur mais ce n’est pas tout à fait cet état qu’on décrit. C’est très difficile de rester sur cette de notion de bonheur.

     Mireille : Plusieurs personnes ont dit que le bonheur c’était de petits moments heureux, qu’il n’a pas de longévité. Dans ma jeunesse j’ai beaucoup appris de « La Divine Comédie » de Dante. Dans « L’Enfer (chant 5) » il dit « Il n'est pas de plus grande douleur que de se souvenir des temps heureux dans la misère. » ce à quoi lui répond Musset « Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ? […] Un souvenir heureux est peut-être sur terre plus vrai que le bonheur. ». Je suis d’accord avec Musset, il n’y a pas de bonheur qui ne se prolonge pas dans le souvenir. Quand on parle de conscience du bonheur ce n’est pas forcément au moment où on le vit, on le touche, mais bien souvent dans nos souvenirs, où il redevient vivant. C’est pour moi ce qui fait la différence entre plaisir et bonheur. Les moments de plaisir, comme ceux de joie doivent être physiquement vécus pour exister, être ressentis, pas le bonheur car il n’est ni une sensation comme le plaisir, ni une émotion comme la joie. Il n’est ni inscrit dans nos sens physiques, ni dans notre affect, mais au plus profond de nous-mêmes dans notre âme comme le dit Raoul Follereau  qu’a cité Madeleine.

     Monique : Quand Jacques explique le bonheur dépend de la partenaire, je me demande si on reste le même vis à vis de partenaires différentes. A-t-on une preuve que ça vienne de l’autre ? Est-ce que dix ans après on n’a pas changé…

    (Parasites rendant inaudible la suite de l’intervention)

    Pierre F : Je reviens sur la question « le bonheur dépend-t-il de soi ou des autres ? ». Je pense que ça dépend vraiment de nous, c’est comme si on était en capacité de se mettre dans un état fertile. C'est-à-dire de recevoir les évènements, de recevoir les êtres d’une manière qui nous emplissent de joie ou de bonheur. Je crois vraiment que c’est en nous qu’il se niche.

    Jacques : je me demande quelle est la relation qui existe entre le bonheur et l’espérance. Il y en a qui espèrent beaucoup de choses, que ce soit là haut ou ailleurs. Mais, justement, là haut pose question par rapport à notre finitude. Ceux qui n’espèrent pas et qui se font une autre image de ce qui peut se passer après, ils ont une notion du bonheur tout à fait différente.

    Jacques L. : Je pense que le bonheur on peut l’éprouver, comme l’a dit Mireille, si on analyse ce qui nous est arrivé dans le passé, par le souvenir. On peut aussi dans le moment présent se dire «  oui, je suis bien, je n’ai pas de souci ». On peut aussi songer à ce qui peut se passer dans l’avenir et se dire «  comment vais-je trouver mon bonheur, celui des autres, celui du monde ? ». A mon avis, le bonheur s’analyse dans le temps qui est le passé, le présent et l’avenir.

    Pierre : Dans les exégèses sur le bonheur, il y a une chose qui est souvent dite dans les préambules,  encore sous forme de boutade qui méritent réflexion. C'est que bien souvent on est attaché à ce qu’on n’a pas, comme par exemple : pour le malade le bonheur serait de retrouver la santé, pour certains célibataires, le bonheur serait de trouver l’âme sœur etc. L’idée de dire que le bonheur c’est en fait la quête de ce qu’on n’a pas, bien que très réducteur, est en partie vrai. Moi, je reste sur l’idée que le bonheur est une prise de conscience qu’il nous arrive une chose agréable, de bien, de durable.

     Mireille : Pour faire suite à ce que tu dis « le bonheur c’est ce qu’on n’a pas », j’ai une citation d’un inconnu  que je trouve très poétique et très belle : « Le bonheur, c'est la pluie là où il ne pleut pas... Le bonheur, c'est le soleil là où il ne brille pas... Le bonheur, c'est le bien qui te comblera quand tu l'auras, c'est l'être qui attisera ton cœur quand il sera près de toi... Le bonheur, c'est l'enfant aussi qu'il te donnera... Le bonheur, c'est la vie quoi... »

    Jacques L. : Il y a un philosophe qui était pessimiste, je crois que c’est Schopenhauer, qui disait que du moment qu’il y avait un manque, le bonheur ne pouvait pas exister.

    Jacques : Schopenhauer, il s’est suicidé.

     Monique : J’ai déjà parlé du suicide, je crois vraiment que lorsqu’on n’est pas heureux on se suicide. La grande torture c’est d’empêcher les gens de se suicider ou de les ramener à la vie. Je me suis parfois demandé si on n’était pas très prétentieux de vouloir sauver contre eux- mêmes les grands déprimés. Ça rejoint le problème de la liberté. Mon professeur de philo nous disait « on est libre tant qu’on peut se suicider ».

     Anne : Une citation d’Albert Jacquard qui évoque un peu le rôle de la société : « Si le plaisir nous est procuré par notre corps, le bonheur, lui, est une harmonie de toute notre personne. […] Chacun a droit, non au bonheur, mais à une organisation collective qui ne mette pas d’obstacle à sa poursuite […] Mais la société ne peut assurer le bonheur de chacun… »

     Brouhaha : A propos d’Albert Jacquard biologiste

     Mireille : Le rapport de notre bonheur et de la société était le thème de l’émission « Grand bien vous fasse », vendredi dernier (le 26)  sur France Inter à 10h. Les questions débattues étaient : Est-on heureux de la même manière à travers le monde ? Quelles sont les facteurs de bonheur qui restent invariables quelque soient les cultures ? Comment mesure-t-on le bonheur et peut-on comparer des pays économiquement et socialement différents ? Il y avait trois intervenants : Meik Wiking fondateur de l'Institut de recherche sur le bonheur de Copenhague, Malene Rydahl spécialiste du bonheur, auteur de « Le bonheur sans illusions » et Alexandre Jost président fondateur de la Fabrique Spinoza. Ils font tous des recherches sur le fait social qui aide au bonheur. Pendant 1h ils exposent quelques résultats de leurs travaux. C’est très intéressant, je vous conseille de l’écouter en replay et d’aller sur le site de La Fabrique Spinoza. J’ai noté entre autre que les Français se révélaient comme un peuple malheureux ; une des hypothèses est que ça vient du fait, non pas qu’il a un caractère de râleur, mais que dès le plus jeune âge on inculque aux enfants l’esprit de comparaison et de compétition. Ils parlent aussi de l’empire du Bhoutan, petit royaume bouddhiste, coincé entre l’Inde et la chaîne de l’Himalaya,  qui venant de sortir de son isolement, cherchait à préserver son identité. Le jeune roi a voyagé dans tout le pays pour voir comment les gens vivaient, il leur a demandé quels étaient leurs espoirs et aspirations et la réponse était toujours la même «  nous voulons le bonheur ». Le roi a alors consulté et  cherché quelle était la meilleure manière d’atteindre cet objectif.  Il a constaté que de nombreux pays en particulier les pays en voie de développement avaient sacrifié  leur souveraineté, leur culture, leur environnement, leurs valeurs au nom de la croissance économique.  C’est ainsi que lui est venu cette idée du BNB (bonheur national brut)  fondé sur quatre principes : la croissance et le développement économiques ; la conservation et la promotion de la culture ; la sauvegarde de l’environnement et l'utilisation durable des ressources ; et enfin la "bonne gouvernance responsable".  Chaque loi est étudiée en fonction de son impact sur le bonheur du citoyen. De grands patrons occidentaux essayent aussi d’aller dans ce sens.

     (Parasites rendant inaudible la suite de l’intervention)

     Madeleine : C’est vrai que le fait social n’est pas à ignorer, mais il faut être réaliste aussi. C’est beaucoup plus facile d’être heureux quand on a tout autour de soi. Ça me fait penser à Saint-Just quand il disait « Le bonheur est une idée neuve en Europe » ; on osait parler de bonheur en  1794, alors qu’aujourd’hui si on parle de bonheur ou si on dit qu’on est heureux, on passe pour quelqu’un un petit peu à part ?

     Pierre : Dans l’introduction, Mireille, tu as énuméré les différentes sciences qui s’occupent du bonheur : sociologie, psychologie etc. et je crois que tu as cité également les investigations physiologiques c'est-à-dire l’analyse froide de l’action d’un organe comme le cerveau. Il apparaitrait, qu’effectivement, les individus n’ont pas tous les mêmes capacités à percevoir le bonheur. Pour revenir à la question de base à savoir si le bonheur dépend de nous ou pas, il y en a qui sont plus favorisés que d’autres dans cette quête du bonheur. Comme on parle un peu d’espaces personnels, dans ce bouquin « Du Bonheur » de Fréderic Lenoir, il dit qu’on peut parler de certains sujets philosophiques parce qu’il y a une certaine distanciation.  Quand on parle du respect on n’est pas obligé de s’impliquer, alors que parler du bonheur on est quelque part partie prenante et on s’implique d’avantage. J’irai donc de ma petite expérience personnelle. J’ai pas mal vécu dans des pays sahéliens, pour bien se reposer il faut la climatisation parce que le thermomètre monte à 45° le jour et la nuit ça descend à 37/38. On souffre beaucoup de la chaleur, on transpire, on essaye de trouver un peu d’ombre, et alors vous avez ce moment de bonheur intense quand il y a un léger souffle de vent, cette petite brise qui rafraichi le visage. Il ne faut pas grand-chose pour se sentir heureux, ça fait du bien d’en être conscient.

    Jacques : C’est fou le nombre d’ouvrages sur le bonheur qui ont été écrits. Je suis étonné qu’il n’y ait pas « Le Bonheur pour les Nuls »

    Mireille : Si ça existe, il y en a même trois sur ce thème.

    Marie Christine : Il y a une quinzaine d’années est paru un livre de Pascal Bruckner « L’Euphorie perpétuelle ». Il dénonce cette injonction d’être heureux à tout prix, ce culte du bonheur qui peut rendre malheureux. Peut être a-t-on le droit de faire autre chose. Tous ces bouquins sur le bonheur, le bien-être, répondent à une véritable stratégie sociale.

    Anne : Oui, j’allais justement en parler parce qu’effectivement on a cette espèce de fait de société, qui est peut être spécifique à nous, français. Je ne sais pas si vous avez remarqué quand on rencontre quelqu’un on parle de la météo « qu’est ce qu’il pleut, quand reverra-t-on le soleil » ou « j’ai mal ici, j’ai mal là » ; on est souvent dans des relations aussi superficielles qui soient ; on est très négatifs, très pessimistes. D’un autre côté on croule sous les injonctions au bonheur. Je dirais heureusement qu’à côté il y a Pascal Bruckner qui remet un petit peu les choses en place. Il dit « Soyez heureux ! Sous son air aimable, y a-t-il injonction plus paradoxale, plus terrible ? Elle formule un commandement auquel il est d’autant plus difficile de se soustraire qu’il est sans objet. Comment savoir si l’on est heureux ? Qui fixe la norme ? Pourquoi faut-il l’être, pourquoi cette recommandation prend-elle la forme de l’impératif ? Et que répondre à ceux qui avouent piteusement : je n’y arrive pas ? »

    Madeleine : Parmi tous ces bouquins sur le bonheur, il y en a un qu’il faut lire c’est celui de Madame de Rothschild  qui s’appelle « Tout m’est Bonheur ». Il est évident que la lecture du bonheur vu par Madame de Rothschild,  c’est assez cocasse.

    Pierre : En parlant de cette injonction « soyez heureux », dans la préface du livre de Fréderic Lenoir il est mentionné l’évolution de cette notion du bonheur à travers les âges. C'est-à-dire que pour les grands philosophes grecs, notamment Aristote et Epicure, la quête du bonheur allait de soi, à cette époque on vivait en essayant d’être le plus heureux possible. Je ne vais pas faire tout l’historique, j’en suis incapable, il est certain que maintenant on fait de la philosophie à bon marché sur le bonheur. Cependant il faut remarquer qu’au début du XXème siècle il y a eu toute une période où ce n’était pas le bonheur qui était mis en exergue mais plutôt ce qu’on appelle le spleen, c’est-à dire cet espèce d’état d’âme un peu mélancolique. Cette quête du bonheur n’a pas été une permanence dans les recherches des penseurs.

    Philippe C. : C’était la période de l’après guerre où les gens venaient de souffrir de la privation etc., il y avait cette mélancolie de la période précédente celle d’avant guerre. Le spleen existait avant, c’est Baudelaire etc.

    Pierre : Fréderic Lenoir dit que cet état d’esprit était beaucoup plus productif par la musique, par la poésie, par la littérature. Le spleen, la douleur sont beaucoup plus productifs que le bonheur béat. Je pense qu’effectivement la douleur est un aiguillon très fort de la créativité.

    Jade (adolescente): Le bonheur ça dépend de nous oui et non. Oui, parce qu’on peut voir le verre à moitié vide ou le voir à moitié plein. Et non, ça ne dépend pas de nous parce qu’il y a des choses dans la vie qu’on ne peut pas gérer.

    Marie-Christine : J’ai remarqué, par expérience personnelle, mais je l’ai lu souvent aussi, qu’un des premier remèdes à une souffrance ou une mélancolie, est d’aller marcher dans la nature parce que la nature ne porte pas de jugement sur nous. Tu parlais de finitude, la nature nous ramène aux cycles de vie. Quand on marche dans les bois en automne ou au bord de la mer avec une façon d’être en lien au monde, on ne ressent pas la solitude mais un bien être profond. Je trouve que c’est quelque chose de très fort.

    Monique : J’ai envie de faire une boutade sur la souffrance des romantiques qui est créative. En biologie dans la souffrance on fabrique des endorphines, on se drogue. Il y a donc peut-être un côté paradis artificiel. Dans l’effort physique aussi on fabrique des endorphines, c'est-à-dire des hormones de plaisir. Je reviens sur l’idée que le bonheur est très lié au corps et à la santé. Il est inhérent à la vie.

    Jacques : Comme le disait Marie-Christine, la nature, on ne peut pas s’en séparer c’est une chaine qui nous tient, qui nous lie au sublime, par exemple un coucher de soleil c’est sublime, c’est la partie supérieure du beau. Là on peut effectivement acquérir une petite parcelle du bonheur.

    Marie-Christine : La mélancolie, oui, booste la créativité. Je ne suis pas sûre que la douleur le fasse.

    Monica : La douleur empêche de se concentrer sur quoi que ce soit.

    Fermeture du débat

    Je terminerai par ce conte soufi qui exprime à merveille que le bonheur comme le malheur sont en nous

    « Il était une fois un vieil homme assis à l’entrée d’une ville. Un étranger s’approche et lui demande

        - Je ne suis jamais venu dans cette cité ; comment sont les gens qui vivent ici ?

    Le vieil homme lui répond par une question :

    -          Comment étaient les gens dans la ville d’où tu viens ?

    -          Egoïstes et méchants. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis parti ; dit l’étranger

    Le vieil homme reprend :

    -          Tu trouveras les mêmes ici

    Un peu plus tard, un autre étranger s’approche et demande au vieil homme : « je viens d’arriver, dis-moi comment sont les gens qui vivent dans cette ville

     Le vieil homme répond

     -          Dis-moi, mon ami, comment étaient les gens dans la cité d’où tu viens ?

     -          Ils étaient bons et accueillants. J’y avais de nombreux amis. J’ai eu de la peine à les quitter

     -          Tu trouveras les même ici répond le vieil homme

     Un marchand qui faisait boire ses chameaux non loin de là a entendu les deux conversations. A peine le deuxième étranger s’était-il éloigné qu’il s’adresse au vieillard sur un ton de reproche

    -          Comment peux-tu donner deux réponses complètement différentes à la même question ?

    -          Parce que chacun porte son univers dans son cœur répondit le vieillard

    « Un homme malheureux sera malheureux partout, un homme qui a trouvé le bonheur en lui sera heureux partout quel que soit son environnement […] Ne confondons pas la souffrance avec le malheur […] la souffrance est inéluctable, pas le malheur »

    Ainsi Frédéric Lenoir termine-t-il son livre « Du Bonheur (un voyage Philosophique) » un petit traité philosophique très accessible, qui a le mérite de nous faire voyager dans le temps, à  travers  différentes sagesses du monde : ainsi Epicure, les Stoïciens, Schopenhauer, Montaigne, Spinoza, Bouddha, Tchouang-Tseu, Mâ Anandamayi, etc

     

    Poésie (lue par Anne)

     Poème de Makoto ÔOKA

     Au printemps

    Réveillant en creusant le printemps endormi sur la plage

    Tu le mets dans tes cheveux et tu ris

    Ton rire fait des ronds dans le ciel, éclate comme l’écume

    Et la mer doucement réchauffe un soleil vert

    Ah ! Ta main dans la mienne !

    Ton caillou jeté dans mon ciel !

    Aujourd’hui, pétales filant au fond du ciel

    Entre nos bras poussent des bourgeons

    Au centre de nos regards

    Un soleil d’or tourne et laisse ses embruns

    Oui ! Nous sommes un lac les arbres

    La lumière filtrant sur l’herbe

    Les collines de tes cheveux où danse la lumière

    Nous, nous !

    Dans le vent nouveau une porte s’ouvre

    D’innombrables mains nous appellent avec les ombres de

    La verdure

    Un chemin vient de s’ouvrir sur la peau douce de la terre

    Au milieu de la source resplendissent tes bras

    Et sous nos cils, baignant dans le  soleil

    Commencent silencieusement à mûrir

    La mer, les fruits

     

     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 25 février (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « La paix est-elle un idéal ?» 

    Le thème choisi pour mars est  « La lucidité ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     

     

     

     

     


    2 commentaires
  • 5 à 7 Philo du dimanche 29 octobre  2017 : 20 participants

    Que signifie respecter autrui ?

    Introduction  par Anne

    Analyse  de la question

    Signifier

    CNRTL. Être porteur de sens, avoir un sens spécifique, déterminé.

    Larousse Indiquer quelque chose, vouloir dire, impliquer

    Respecter – Respect

    Etymologie : Vient du latin « respectus » qui est le participe passé du verbe « respicere »  signifiant se retourner, au sens de « avoir égard », prendre une situation en considération.
    Respicere est composé du préfixe « re »  qui veut dire signifie refaire, faire une nouvelle fois, en arrière, et de  « specio » (ou spicio) du verbe latin  signifiant "regarder".

    Ce mot latin vient du mot grec "skeptomai" signifiant voir, examiner, mais employé aussi en parlant de l'eprit.
    Ces mots sont issus de la racine Proto Indo Européenne "spek" (observer) qui donnera par variante "skeptomai" en grec et "specio" en latin au sens de regarder attentivement, examiner, méditer, et par là se préoccuper, mot lui même issu du sanskrit "pasyati" et de l'Avestique « spasyeiti » signifiant voir.

    Définitions :  

    Respecter : Considérer quelqu'un avec respect, porter une profonde estime à quelqu'un, le traiter avec égards en raison de son âge, sa position sociale, sa valeur morale ou intellectuelle. (CNRTL)

    Larousse : Traiter quelqu'un avec respect, déférence, avoir de la considération pour ses opinions 

    Dictionnaire encyclopédique universel. Hachette Spadem juin 2011 ; Respecter  signifie éprouver du respect pour…" Donc de la "considération pour" et avoir une conduite en rapport avec sa condition.
    Le mot respect contient ainsi la notion "d'avoir une conduite de manière à conserver l'estime de soi", et par là de sa propre condition, voire subséquemment reconnaître une relation proche de celle de suzerain et vassal.
     

    Respect : Sentiment qui incite à traiter quelqu'un avec égards, considération, en raison de son âge, de sa position sociale, de sa valeur ou de son mérite. (CNRTL) 

    Chez Kant, sentiment moral spécifique, distinct de la crainte, de l'inclination et des autres sentiments, qui ne provient pas comme eux de la sensibilité mais qui est un produit de la raison pratique et de la conscience de la nécessité qu'impose la loi morale`` (Morf. Philos. 1980).

    Autrui : Pronom indéfini, (ancien cas oblique de autre, du bas latin alterui, datif de alter, autre)

    Autre, comme concept, signifie : En philosophie, c'est par opposition au concept de même que l'autre se situe. L'Autre est différent du Même avec lequel il entre en relation réelle. Le terme d'autrui se substitue à autre lorsqu'il s'agit d'un être humain, considéré dans sa spécificité inaliénable et incomparable.

    Autrui est un autre, les autres hommes, le prochain

    En disant autrui la langue distingue - parmi tous les êtres différents de nous - un être défini exclusivement par la propriété de ne pas être celui qui le désigne, tout en étant identique à lui. Ainsi « autrui » désigne-t-il quiconque est un autre moi que moi, un alter ego !

    Lévinas (19O5-1995) va plus loin en disant : « Autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas. »

    Autrui, en philosophieest un concept récent. Jusqu’à Hegel, la question de l’altérité n’avait pas droit de cité, le solipsisme (seul le sujet existait) prévalait chez Descartes et les philosophes classiques.

    Introduction au débat

    « Que signifie respecter autrui ? » J’ai, pour ouvrir le débat, juste envie de revenir sur la citation de Levinas « Autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas. ». Autrui est ce que je ne suis pas, et peut être en cherchant chez autrui ce que je suis moi, ça m’aide à le respecter.

    Débat

    Pierre : Je suis étonné de la première définition du respect que vous avez donnée : « porter une profonde estime à quelqu'un » parce que dans les qualificatifs positifs de la relation qu’on peut avoir avec autrui il y a l’admiration, la considération, l’amitié etc., mais le respect, tel que je le conçois ou vu utilisé ce terme là, c’est le degré le plus bas de vision, de comportement qu’on puisse avoir vis-à-vis d’un autre. Un philosophe disait que c’est le côté pratique dans une société, le côté moral qui impose d’avoir du respect pour quelqu’un. J’aimerais qu’on parle aussi des gens qui commettent des atrocités comme en ce moment, dans quelle mesure doit-on les respecter ? Il y a un minimum de respect à avoir pour l’être humain, c’est le minimum, mais certainement pas « une profonde estime » ça c’est autre chose.

    Thierry : Il y en a qui ont une profonde estime, considération pour un ouvrage qu’ils vénèrent. Le respect pour nous n’a pas forcement le même sens que pour d’autres.

    Mireille : C’est Kant qui parle du respect comme une nécessité qu’impose la loi morale…

    Pierre : C’est ça, on n’a pas de liberté c’est le minimum qu’on doit à l’autre dans une relation.

    Nathalie : Tu faisais allusion à daesh, comment peut-on avoir un minimum de respect pour ces gens là ? Je n’ai même pas pour eux le minimum syndical.

    Pierre : Oui, je me pose la question pour ce genre de personnes-là.

    Mireille : On peut juger et ne pas respecter l’action d’une personne, mais aussi atroce qu’elle soit la morale dit qu’on doit respecter l’être humain. Pour répondre à Thierry, la morale n’est pas universelle. Si on regarde la mafia, il y a une morale très stricte et des codes d’honneur qui lui sont propre.

    Monique : Je crois que Kant, quand il dit que le respect est un devoir, veut dire que c’est une règle morale qui doit s’opposer aux affects, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas l’affection, ce n’est même pas l’estime. C’est effectivement quelque chose que l’on doit à tous par règle de vie et quelles que soient ses actions, qu’on apprécie ou pas. C’est simplement le respect du vivant. Si on est croyant on dira parce qu’il est une créature de Dieu, si on est humaniste on dira parce qu’il est humain et qu’il y a dans tout homme du bon et du mauvais, mais c’est une règle et on le doit à tout le monde quoiqu’il ait fait. Pour m’être trouvée en face de criminels, c’est une épreuve de la vie assez bouleversante, j’en suis restée au fait «  qu’est-ce qu’il me ressemble ». On aimerait qu’ils soient très différents de nous.

    Monica : Dans ce cas je ne parlerai pas de respect mais de considération de l’être humain. Pour moi, dans la notion de respect il y a une notion d’admiration, d’estime aussi, comme c’est donné dans certaines définitions des dictionnaires. Ce ne peut donc pas être le degré le plus bas de considération vis-à-vis de l’autre comme vous l’avez dit.

    Mireille : Il n’a pas dit tout à fait ça. Il a dit que c’était dans le rapport positif qu’on peut avoir avec l’autre, le minimum.

    Monica : Oui, mais que c’est le degré le plus bas, pour moi ce n’est pas ça

    Pierre : Vous préférez que quelqu’un qui se positionne  par rapport à vous ait de l’estime ou qu’il vous respecte ? Qu’est ce qui, pour vous, a le plus de valeur ?

    Monica : Ce sont deux choses complètement différentes. Mais je trouve que l’estime va avec le respect.

    Thierry : J’ai du mal à comprendre et je respecte énormément certains avocats qui peuvent défendre des grands criminels. Mais je respecte un gars comme Badinter qui a abolit la peine de mort.

    Anne : Il y a eu récemment avec procès Merah. L’avocat qui l’a défendu est quelqu’un de remarquable.

    Pierre : Pas nécessairement dans ce cas précis. A un moment donné quand la mère de l’accusé a sorti tout un tas d’arguments pour louer le côté positif, bon garçon de son fils et que l’auditoire commençait à réagir il n’a rien trouvé comme argument que de dire «  attendez, il s’agit de la mère dont l’enfant est mort », alors qu’en face ce n’est pas un mort qu’il y avait mais au moins 7 ou 8.

    Anne : Je ne voulais pas parler de la façon dont il a mené la défense, mais de son rôle qui est de défendre quelqu’un. On sort peut être un petit peu du sujet. A la limite si on prend le problème à l’envers, qu’est-ce que c’est que de ne pas respecter ? Est-ce qu’on peut ne pas respecter quelqu’un. C’est quoi ? C’est revenir au temps de la barbarie, au temps de l’esclavage ?

    Monique : Je ne suis pas encore sortie de ce qu’il a dit de la mère d’un mort, ceci dit on a tous daesh dans la tête. Ce qui est extraordinaire chez ces gens là, c’est qu’ils se tuent. En tant qu’humain on peut les plaindre de cela, ils sont les premières victimes de leur aberration, de leur folie. C’est quand même une réalité, et ça rejoint une chose assez commune : qu’on respecte les autres dans la mesure où on se respecte soi-même. Il faut commencer par s’estimer soi-même.

    Monica : Vis-à-vis de ces criminels, je n’ai aucune estime, je n’emploierais pas le mot respect.

    Anne : Il semble quand même que le sens du mot « respect » est vaste et qu’il a évolué, les définitions qu’on a trouvées sont anciennes et qu’aujourd’hui la notion s’est élargie.

    Agnès : On tombe dans la caricature en parlant de daesh alors qu’on est tous les jours confronté au respect : entre ses voisins, entre parents et enfants etc ; ça tout le monde le connait chaque jour. On aurait plus à dire sur le respect dans la vie quotidienne.

    Thierry : Le respect avec les gens qui nous sont proches, notamment la famille, c’est le lien qui est important dans ce qu’on vit tout les jours.

    Monique : Je reviens sur l’idée de Kant que le respect est un minimum que l’on doit à tout le monde, donc même aux grands criminels, parce qu’ils sont hommes, parce qu’ils ont un grand potentiel pour autre chose même s’ils sont dans l’horreur. Pour sortir du domaine juridique et  criminel, il y a une autre situation humaine qui entraine parfois un dé-respect, elle est d’ordre intellectuelle : on a peu d’estime pour certains vieillards ou malades mentaux qui se dégradent extrêmement, qui sont dans leurs excréments, les soignants parfois perdent le respect. Ils n’ont plus d’estime intellectuelle pour ces gens, alors ils en arrivent à ne plus les respecter. Le respect doit rester indépendant de l’estime qu’on a pour l’autre.

    Pierre : Je propose un autre domaine connu de tous où les mots respect ou respecter sont utilisés couramment, c’est celui de la conduite, respecter le code de la route. Sauf exception, la voiture qui est en face ou celle qui est derrière sont autrui. Je pense que dans la conduite qu’on peut avoir par rapport à autrui, comme sur la route, il y a ceux qui respectent autrui et d’autres qui ne respectent pas. C’est bien le mot respect qu’on utilise là et le respect du code de la route peut très bien se rapporter au respect de l’autre individu, d’autrui qui est dans l’autre voiture.

    Monique : Pour ce dont vous parlez on peu considérer que le respect de l’humain, le respect général, peut l’emporter sur le respect du code de la route, quand par exemple une personne reste longtemps à l’arrêt parce qu’elle n’a pas la priorité, le conducteur de la voiture prioritaire qui la laisse passer fait preuve de courtoisie de respect.

    Philippe C. : On est entrain de tourner un peu en rond autour du mot respect, peut-être faut-il prendre la question par l’autre bout : « Qui est autrui ? Qu’est-ce qui se cache dans ce mot autrui ? »

    Françoise : Je crois qu’il y a plusieurs formes de respect. Dans les définitions que vous avez données tout à l’heure certaines me semblent un peu désuètes, elles font un petit peu référence au respect de l’autorité, ce qui serait plus pour moi de l’obéissance. L’obéissance des règles, c’est bien, ça nous permet de vivre ensemble. Mais je crois qu’il faut aller chercher plus loin, comme tu le dis « qui est autrui ? » et « qu’est-ce exactement respecter autrui ? ». Ça va plus loin que le respect de la morale, c’est peut-être accepter la différence. Tu disais tout à l’heure que c’est plus facile quand on retrouve des choses de nous dans l’autre, ce qui me semble important c’est quand on en trouve pas, parce que là le respect peut avoir sa vraie valeur.

    Mireille : Pour continuer ce que tu dis, j’ai noté une phrase de Goethe « La tolérance ne devrait être qu’un état transitoire ; elle doit mener au respect. »

    Nadia : Je me demande si le respect par rapport à autrui ce n’est pas aussi de rester assez humain comme sur un pied d’égalité, et comme on aimerait être traité, c'est-à-dire avec considération et pris en compte du fait qu’on est un être humain comme les autres. Il doit y avoir cette réciprocité avec autrui, le respect n’est pas à sens unique.

    Anne : Pascal distingue deux sortes de respect : « le respect d’établissement » qui est plutôt celui que l’on évoque en parlant du respect de la loi ou de l’autorité d’un supérieur, et « le respect naturel » qui fait plus appel aux sentiments.

    Jacques : On respecte aussi un animal, le respect d’un animal c’est le respect de la vie. Le respect vis-à-vis de l’animal, outre le sentiment qu’il peut provoquer en nous, est essentiellement la considération de la vie, le respect de cet animal qui a le droit de vivre comme autrui a le droit de vivre.

    Mireille : C’est pour ça que dans la question il y a « autrui », parce que si on ne parle que du « respect » on va vers le respect de la création, de la nature, des plantes etc., le terme « autrui » ne s’emploie que pour l’homme, c’est l’autre homme que moi, celui qui n’est pas moi.

    Pierre : J’aimerais rebondir sur ce qu’a dit Philippe, qu’il faudrait peut être s’intéresser au mot « autrui ». Il y a deux cas de figures bien distincts qui permettent d’éclairer le mot respect : c’est le « autrui » qu’on ne connait pas, qu’on découvre ou qu’on croise simplement,  et puis il y a « autrui » que l’on connait ; on sait qui il est, on l’apprécie pour ce qu’il est, et donc on le respecte parce qu’il a pour nous de l’importance, par exemple un élève qui admire son professeur. Le respect pour autrui connu et celui pour autrui inconnu ont une coloration différente.

    Marie Christine : Je suis d’accord avec ce que vous venez de dire, parce qu’il y a le respect de la vie qu’il y a chez l’autre, il est reconnaissable dans son humanité, c’est ce que disait Levinas « il est un autre que moi-même », et là ne rentre pas du tout l’estime de soi. Je suis choquée par cette définition du mot « respecter » qui est "d'avoir une conduite de manière à conserver l'estime de soi". L’estime de soi c’est un respect qui nécessite de connaitre la personne, qu’il y ait eu échange, alors que, lorsque tu as un humain en face de toi, tu as une attitude qui devrait être respectueuse d’emblée, il n’y a pas besoin de savoir qui il est. C’est en regardant l’autre que tu sais que toi aussi tu es un humain. Après, l’estime pour quelqu’un c’est autre chose que le respect, ça se travaille, ça s’élabore.

    Thierry : C’est vrai que tout le monde a droit au respect, c’est une loi universelle.

    Jacques : Je reviens sur la notion d’autrui. On disait qu’autrui c’est l’homme ; mais d’un autre côté on ne sait pas où ça commence, le singe n’est-il pas un homme ? La question est là car effectivement quand on regarde un chimpanzé qui a une intelligence qui maintenant s’observe de façon extraordinaire, je respecte ce singe parce qu’il se comporte comme un être humain. Alors où est la frontière ?

    Mireille : Le singe c’est l’autre, le mot autre comprend aussi les autres hommes. Par définition le terme autrui ne s’applique qu’aux êtres humains. C’est une question de vocabulaire.

    Nadia : Sommes nous capables de respecter quelqu’un malgré ses points faibles ? Quand on rencontre quelqu’un qu’on ne connait pas du tout on ne peux pas évaluer ses points forts et ses points faibles. Par contre pour nos proches est-ce qu’on va les hiérarchiser par rapport à leurs points forts et leurs point faibles où faut-il se dire quel qu’il soit je le respecte parce que c’est une personne ? Donc voir l’aspect humaniste du respect dans la relation à autrui.

    Mireille : Henri-Frédéric Amiel te répondrait « Respecter dans chaque homme l’homme, sinon celui qu’il est, au moins celui qu’il pourrait être, qu’il devrait être. »

    Monique : J’ajouterais que si on respecte quelqu’un ça le fera progresser, c’est constructif. Dans l’éducation nationale on connait ça, quand on estime l’élève il s’améliore.

    Anne : Il me semble qu’il y a quelque chose qui est avant le respect mais qui peut aider à amener au respect de l’autre, c’est la politesse. Levinas et Bergson en parlent tous les deux.  
    Levinas dit « Les règles de politesse ("Après vous Monsieur, je vous en prie, veuillez m'excuser...") témoigne de ce souci d'autrui sans lequel il n'est pas de relation possible entre les hommes. »

    Nadia : Quand on se place sur le terrain de l’humanisme et du respect de la personne en tant que telle, la politesse est le liant, c’est ce qui va permettre que la relation soit plus simple et que les choses vont se passer de manière pacifique.

    Anne : Comment peut-on manifester à l’autre le respect qu’on a pour lui si ce n’est en faisant preuve de politesse. Peut-être est-ce la première chose, mais cela fait partie de l’éducation.

    Françoise : Oui, je pense que la politesse fait, en effet, partie du respect. Personnellement, je trouve que le respect est vraiment quelque chose de très compliqué : parce qu’on est dans la relation à l’autre et que souvent, même en ne prononçant pas de mot, le courant va passer où pas et on va, malgré nous, porter des jugements. Je trouve très compliqué de vraiment respecter une personne si on ne s’arrête pas à l’apprentissage : « je dois la respecter, il faut que je la respecte parce qu’on m’a apprit comme ça ». Ce n’est pas si facile que ça à mettre en place.

    Pierre : J’aimerais avoir des exemples concrets où tu t’es posé la question « est-ce que je dois respecter ? » Tu as émis un doute et j’aimerais bien comprendre.

    Françoise : Ça se passe souvent au niveau du ressenti, ça se met en place très vite, à ce moment là j’en reste au niveau de la politesse, mais je ne suis pas sure d’être dans le respect.

    Mireille : Le contraire de respect c’est irrespect, dans l’irrespect il y a une action, une attitude négative vis-à-vis de l’autre. Par rapport à la société on parle d’incivilité.

    Marie Christine : Je suis allée dans une maison de retraite il y a peu, il y avait une dame atteinte d’Alzheimer, je lui ai dit « bonjour » mais elle était ailleurs, je l’ai fait parce que l’ai considérée en tant qu’être humain. C’est de la politesse mais il me semble que c’est très proche du respect.

    Monique : Ce que vient de dire Marie Christine me parait extrêmement vrai, et ça nous ramène à la définition que vous avez donné : « le respect c’est regarder l’autre ». Je trouve que dans notre monde qui devient assez irrespectueux, on ne regarde plus les gens. Dans les transports en commun les gens se touchent mais ne se regardent pas. Ils n’échangent même pas un petit sourire qui montrerait qu’on est humain.

    Jacques L. : Je pense qu’on a abordé deux points : le problème de la définition du respect, et la question de savoir si le respect doit s’imposer envers autrui, envers chaque individu. Pour ce qui est de la définition du respect, je suis plutôt d’accord avec la définition qui dit que le respect implique la politesse, implique de traiter avec humanité l’autre. Alors, après, si effectivement, on met en avant la notion de considération, doit-on avoir de la considération pour chaque individu ? Là c’est beaucoup plus complexe, parce que si sur le plan juridique chaque individu doit être traité de la même façon, sur le plan individuel c’est autre chose. Mireille l’a dit tout à l’heure, il faut distinguer l’action commise par un individu de l’individu lui-même. J’étais d’accord là-dessus sauf qu’on arrive maintenant dans le monde à tellement de constatations qui nous font douter du caractère humain de certains individus, que le respect devient une notion compliquée à appliquer.

    Philippe C. : Je voudrais dire que le respect est lié à une notion de règles, de lois, voire de religions. On a beau tourner le problème comme on veut on va tomber sur « je respecte une loi, je respecte un contrat ». Dans le respect il y a cette notion de contrat, c’est la notion de toute la morale juridique, elle est là dans la notion de contrat et à partir du moment où la loi définit qu’on doit considérer l’autre comme un humain et comme soi-même, c’est le respect d’un contrat. Respecter l’autre c’est se respecter soi-même et respecter la loi quelle que soit l’origine de cette loi, c'est-à-dire qu’elle soit purement sociale ou qu’elle soit religieuse.

    Jacques L. : Pour répondre à ce qu’a dit Philippe, le respect de la loi en théorie devrait coïncider avec le respect de la personne humaine. Là aussi c’est un sujet très complexe. Il y a aussi ce qu’a défini ma voisine : c’est la notion de l’impératif catégorique de Kant c'est-à-dire qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Il faut donc dans tous les cas respecter l’autre.

    Nadia : Finalement le respect c’est être toujours du côté de la loi.

    Anne : Les lois sont édictées par des gouvernements, elles peuvent changer d’un pays à l’autre ; on a des exemples en particulier sous le régime communiste et sous le régime nazi, on l’a vu avec le procès d’Eichmann dont la défense a été « j’ai respecté la loi, et j’ai fais ce qu’on m’a dit de faire ». Respecter la loi est-ce que c’est respecter autrui ?

    Monique : ça nous renvoie au topo précédent : le libre arbitre.

    Nathalie : Il y a un article dans la constitution qui dit que la loi est l’expression de la volonté générale de la société, donc la loi je la respecte mais c’est un devoir. Cependant je ne me sens pas en devoir de respecter chaque être humain, on ne me fera jamais respecter un Eichmann, je ne peux pas c’est plus fort que moi. On a décidé que pour vivre ensemble il fallait des règles, les lois. Ces règles on se doit de les respecter le mieux possible dans le quotidien, mais je n’ai aucun devoir de respect pour ceux que je croise dans ma vie de tous les jours.

    Anne : Comment exprimes-tu ce non respect ?

    Nathalie : Françoise disait « on se tait, on est poli ». Non, parfois se taire est une preuve d’irrespect complet. Il y a deux trois jours, un monsieur était là et il dit « De toutes façons, si Hitler revenait ça serait vachement mieux ». Je me suis tue, mais il a compris à mon regard et mon silence que je n’avais aucun respect et qu’il ne devait pas aller plus loin.

    Mireille : Nathalie, tu n’as pas respecté sa façon de penser en ne lui répondant pas, mais tu l’as respecté lui par ton silence. C’est ça qui est difficile, c’est d’arriver à faire la différence entre l’homme, l’être humain qui est là et la vie qu’il porte, et ses actes, la pensée qui est déjà un acte. Si tu n’avais pas respecté cette part de lui, tu aurais pris derrière ton bar un couteau et tu l’aurais trucidé. Le respect c’est la base, les fondations de la paix.

    Nadia : Oui, mais ce n’est pas un devoir comme on l’a régulièrement répété ce soir.

    Mireille : On parlait du respect des lois, du respect dans le cadre juridique. Toutes ces lois, constitutions, règlements, que les sociétés édictent ne sont pas là pour nous contraindre, elles sont pour moi autant d’outils pour améliorer le vivre ensemble, arriver à la paix.

    Thierry : Je pense qu’il y a deux choses, il y a la loi et la jurisprudence. La jurisprudence existe pour corriger une loi imparfaite. Je voulais dire aussi qu’en m’occupant de jeunes de banlieue qui ne respectent ni la police, ni le médecin etc. j’ai compris que, pour eux, seul celui qui avait de l’argent était digne de respect. Celui qui peut se payer une belle voiture est respecté, c’est le « grand frère ».

    Jacques L : Je ne crois pas que le respect soit écrit dans la loi sauf s’agissant de certains domaines comme le code de la route, il me semble que le respect est un but à atteindre, c’est une pieuse volonté de traiter les gens poliment, de les traiter avec humanité, étant entendu comme le dit Sartre que « l’enfer c’est les autres », selon lui autrui est le visage de quelqu’un qui peut être mon adversaire. C’est vrai que la paix est un but à atteindre, peux tu me dire si tous les pays du monde sont en paix maintenant ?

    Brouhaha 

    Mireille : Je voudrais rectifier ce que tu dis, cette phrase de Sartre « l’enfer c’est les autres » tirée de son contexte peut être comprise comme tu viens de le dire, en fait il a corrigé lui-même cette erreur d’interprétation en expliquant que ce qui est un véritable enfer c’est l’image de nous que nous renvoient les autres. Ce n’est donc pas l’autre c’est moi qui suis l’enfer et pas l’autre. Dans L’Etre et le Néant il écrit à propos d’autrui « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi […] Autrui, c’est ce moi-même dont rien ne me sépare, absolument rien si ce n’est sa pure et totale liberté […] Autrui est le médiateur entre moi et moi-même […] Le pour-soi renvoie au pour- autrui »

    Françoise : Je crois, en effet, que le respect est quelque chose qui n’est pas facile, ça nous renvoie à notre humanité, ça nous renvoie surtout à nos différences. C’est sans doute ce qu’a voulu dire Sartre «  qu’est ce que j’ai joué face aux autres ? ». C’est pour ça que ce n’est pas si facile, cette notion de respect qu’on nous apprend à l’école. Comme apprentissage je trouve que c’est déjà bien d’avoir la politesse. C’est très difficile parce que ça nous renvoie à nous- mêmes, l’autre peut être une agression pour moi. C’est pour ça que tout à l’heure j’ai dis que souvent ça se passe dans les premières secondes, parce que c’est du domaine du ressenti, le respect peut être « attention ça me met en colère, j’ai peur etc. » toutes ces sortes de ressentis qui font que je vais avoir tendance à prendre un petit peu de recul et ne plus être dans cette notion là de respect.

    Monique : Je reviens sur ce qu’a dit Nathalie par rapport à cet homme qui lui disait des horreurs, on peut dire aux gens « je vous respecte, mais je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous dites ». Ces gens là qui disent des atrocités peuvent être, sans qu’on le sache,  sous l’effet de l’alcool, ils peuvent être sous l’effet d’un produit ou d’une maladie mentale, ils peuvent être comme les hitlériens sous l’effet d’un endoctrinement massif dès l’enfance.

    Marie Claude ; C’est tout simple, autrui c’est un humain qui vit, qui pense et qui agit. Alors, la vie, on n’y touche pas, c’est le respect pour tout le monde et le reste, ses pensées, ses actes on en fait ce qu’on en veut. Alors on l’ignore, on lui rentre dedans, c’est la vie en lui qu’on aura respecté, le reste on en fait ce qu’on veut.

    Michel : Ce qu’a dit Nathalie, c’est que par un regard elle a abimé un dialogue. Le dialogue est fondé sur le respect, on ne peut pas dialoguer avec autrui sans le respecter. Le dialogue entre Socrate et  Calliclès  dans le Gorgias tourne cours parce que Calliclès méprise Socrate.

    Françoise : Ce qu’a dit Nathalie m’interpelle parce que c’est là que c’est très compliqué de respecter quand l’autre touche à nos valeurs. Quand on est touché de cette façon là, comment je peux respecter l’autre, comment je fais pour moi me respecter ? Si ça touche à des valeurs aussi importantes que celles dont tu as parlé, comment fait-on ?

    Marie Claude : Ce n’est pas ne pas le respecter de couper le dialogue, de l’ignorer.   

    Françoise : Toi, tu dis après tout, avoir un comportement où je discute, ou je me mets en colère, ou bien l’ignorer, pour toi ça reste dans le respect.

    Marie Claude : Oui, le respect légal concerne seulement la vie et le reste tu en fais ce que tu veux.

    Monique : Pour répondre à Marie Claude, on peut tuer avec des mots.

    Nadia : Discuter c’est déjà considérer l’autre. Est-ce que le respect n’est pas d’accepter une discussion même difficile, même violente avec quelqu’un ?

    Thierry : Il y a eu deux faits divers récemment : des supporteurs dans un stade qui ont fait une banderole en ne respectant pas Anne Franck et il y a eu un autre fait divers c’est Filoche du PS qui a fait un tweet représentant Emmanuel Macron portant un brassard nazi au bras gauche, la croix gammée remplacée par un dollar. C’est pour dire que ça aussi ce sont des agressions. C’est un dignitaire du PS, ce sont des supporteurs, que ça soit des jeunes ou des adultes on est agressé et donc, que fait-on en face de ces agressions ? Respecter l’autre n’est pas possible.

    Pierre : Nathalie, je pense que ton silence ou quand tu l’as fusillé des yeux, il y a deux interprétations possibles : le fait de ne pas avoir enchainé la conversation et de le fusiller du regard c’est comme si tu lui avais dit « je ne te respecte pas » ; et, le fait d’avoir pris une attitude qui ne soit pas violente par des mots désagréables on peut aussi interpréter cela comme une façon de respecter ce client. C’est le respect minimum syndical pour rester en paix.

    Nathalie : Non, je ne le respecte pas et lui ai fait comprendre ? C’est ce que je disais il y a le devoir de respect pour certaines choses, mais là je n’avais aucune obligation. A travers ses idées, je ne pouvais pas respecter cet homme.

    Mireille : Tu ne le respectes pas : que fais-tu ? Tu t’es tue. Là tu ne le respecte pas par pensée parce que tu n’es pas d’accord avec lui ; mais tu l’as respecté puisque tu n’as pas agis sur lui.

    Nathalie : Il a compris et a coupé cours à la discussion.

    Mireille : C’est ce que Michel disait : tu as coupé le dialogue.

    Françoise : Oui, mais qu’est-ce qui est le plus respectueux ? Parce quand elle se tait elle le méprise, et si elle rentrait dans la conversation elle pourrait le considérer. On peut voir les choses de différentes façons.

    Brouhaha : (les avis sont partagés)

    Michel : Autrui, il semble qu’on ait besoin de la reconnaissance de cet alter-ego pour survivre. La vie solitaire de Robinson Crusoé est un beau roman, dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Tournier illustre cet argument que l’homme ne vit pas seulement pour lui. Robinson a besoin du regard d’autrui, regard exercé par un métis, Vendredi.

    Brouhaha : (sous hommes ; respect et droit des animaux)

    Monica : Autrefois, dans le mot respect il y avait la notion d’admiration, ce qui n’est plus le cas. Dans tout ce qu’on a dit ce soir sur le respect il n’a pas du tout été question d’admiration. Le mot respect a bien évolué. Quand j’ai commencé à comprendre le respect, on respectait quelqu’un parce qu’il était admirable, il avait fait quelque chose d’intéressant, dans sa vie il se comportait bien et on pouvait l’admirer et le respecter. Je suis imprégnée de cette notion respect-admiration qui fait que je suis comme Nathalie, je ne peux pas respecter tout le monde. Je suis polie mais je ne suis pas systématiquement respectueuse.

    Jacques : On respecte l’autre dans son potentiel, dans tout ce qu’il peut devenir de bien.

    Brouhaha : (le sens d’autrui chez l’enfant)

    Fermeture du débat par Mireille

    Pour terminer notre échange je vais simplement vous relire cette phrase d’Henri-Frédéric Amiel  qui pour moi résume bien une réponse à la question posée aujourd’hui

    « Respecter dans chaque homme l’homme, sinon celui qu’il est, au moins celui qu’il pourrait être, qu’il devrait être. » Ça se travaille et passe d’abord par un travail sur soi.



     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 28 Janvier (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « Dépend-t-il de nous d’être heureux ?» 

    Le thème choisi pour  janvier est  « La paix ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


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  • 5 à 7 Philo du dimanche 29 octobre  2017 : 20 participants

    Qu’est-ce que la quête de soi ?

    Introduction  par Anne

    Analyse  de la question

    Quête : Action de chercher (à trouver, à découvrir). Cela vient donc de soi, c’est une démarche active.

    Action de quêter: recueillir, demander de l’argent. C’est plutôt passif, on attend quelque chose des autres.

    Soi : Nom masculin invariable. (Je précise : avec une majuscule, ce qui exclut tout égocentrisme). Je n’en ai que le sens philosophique. Chez Hegel, sujet en tant qu’il a acquis une effectivité en revenant en lui-même à partir de son expression comme objet (c’est-à-dire comme moi). Chez Nietzsche, instance régulatrice de l’organisme, qui est le sujet authentique dans un individu.

    En psychologie sociale, le soi est défini comme un ensemble d'informations sur un individu, auquel cet individu peut avoir accès ainsi que les mécanismes intrapersonnels et interpersonnels qui gèrent cette information d'un point de vue cognitif, émotionnel, comportemental et social. La connaissance de soi comme telle comprend deux dimensions soit le concept de soi et l'estime de soi.

    Le concept de soi est l'ensemble des connaissances qu'un individu possède à propos de lui-même (image de soi) ainsi que les émotions qui l'accompagnent (estime de soi).

    Pour Jung, le Soi désigne l’entièreté psychique qui distingue une personne au-delà de ce qu’elle perçoit d’abord.

    Introduction au débat

    Quand on tape « quête de soi » sur internet, on trouve quantité de sites de développement personnel et de thérapies diverses, qui sont peut-être aussi un côté commercial de l’affaire, et d’ autre part des sites de religions, philosophies, ou spiritualités athées ou sans croyances.

    En quête. On partirait donc à la recherche de quelque chose qui serait perdu ? Ou dont on aurait eu connaissance et que l’on voudrait trouver ? On partirait à la quête de Soi, pour mieux se connaître ? Pour trouver un sens à sa vie ? Nous sommes bien, me semble-t-il  dans le domaine de la philosophie.

    Débat

    Monique : Puisqu’on est dans un café philosophique, on peut commencer par le côté philosophique c'est-à-dire par la devise sur le temple de Delphes qui est « Connais-toi toi-même ». Donc la quête de soi est de se connaitre soi-même pour mieux aussi comprendre les autres. Tous les philosophes grecs avaient cette devise en eux c’était, on peut dire, la base de leurs recherches.

    Jacques L. : Je pense que le sujet est très vaste, dans un premier temps la quête de soi c’est peut-être, en effet, la quête de la connaissance de nous-mêmes, mais tu l’as dis il y a des sites de développement personnel, de spiritualité, je pense que ça va plus loin que ça, je pense que la quête de soi, ça peut être aussi la quête du bonheur personnel dans cette vie qui est difficile ; ça peut être aussi la quête de notre identité, ce qui rejoint la connaissance de soi ; mais ça peut être aussi la recherche du sens qu’on va donner à sa vie, parce que on peut essayer quand on est adulte et qu’on a une certaine maturité de donner un sens à sa vie.

    Pierre F. : Quand on parle de quête de soi c’est comme s’il y avait quelque chose qui était perdu, c’est cette part de nous qui est perdue qu’on recherche. Ça rejoint l’idée d’inconscient. Il y aurait donc en nous-mêmes quelque chose qui ne pourrait plus se développer librement, c’est vrai que lorsqu’on parle de développement personnel l’idée en est de tenter de lever ces barrières, ces murs en soi qui nous privent de cette quête du bonheur dont tu parles, de la joie. Pour moi dans l’idée de « connais-toi toi-même » c’est quelque chose de tout à fait fondamental, parce que sinon on pourrait avoir le désir de comparer les êtres que nous sommes à la société dans laquelle on est. Il y aurait certainement des parallèles et si la société n’est pas trop encourageante, l’être que nous sommes devra aller chercher en lui les encouragements pour trouver l’être qu’il est avec sa différence.

    Mireille : Je ne ressens pas du tout la quête de soi comme la recherche de quelque chose de perdu. C’est la recherche de la réponse à la question « Qui suis-je », parce qu’en fait si on observe grandir un enfant on voit qu’il se découvre au fur et à mesure qu’il grandit. Nous nous découvrons au fur et à mesure que nous avançons dans la vie. Alors on peut s’arrêter à ce que les autres pensent de nous. Je ne sais plus qui a dit qu’en fait nous étions trois personnes : «celle que je crois être, celle que les autres pensent que je suis et celle que je suis vraiment. ». En fait la quête de soi est la recherche de qui on est vraiment au-delà de notre éducation, de ce qui est du ressors de notre milieu social etc... Cette connaissance de soi je ne crois pas qu’on l’a perdue ; soit on l’a toujours eu dans notre inconscient et on cherche à la révéler, soit on la découvre au fur et à mesure de notre vie et c’est peut-être là le but de notre existence. Je n’aime pas cette idée de perte de quelque chose.

    Monique : Moi non plus je ne pense pas que ce soit une perte parce que une quête c’est une aspiration à découvrir quelque chose. L’envie de se connaitre est très importante parce que ça détermine la façon dont on va se comporter, comment on va accueillir ce qui nous arrive, ça me semble vital.

    Anne : Je nuancerai simplement, il me semble que ça dépend des gens. Il y en a qui peuvent effectivement ressentir ce sentiment de perte et d’autres pas.

    Jacques L. : S’agissant de la perte, je pense qu’on n’a pas forcement perdu quelque chose, mais dans cette société où il y a de plus en plus de chômage, de plus en plus de divorces, on peut, effectivement, se sentir perdu, on peut ressentir une certaine insécurité. Les stages de développement personnel peuvent nous aider à nous retrouver, à nous sécuriser.

    Pierre M : Socrate avait drôlement anticipé  les problèmes actuels quand il a écrit cette devise au fronton du temple. Il y a deux points que je voudrais approfondir un peu. Pour le premier, les intervenants précédents ont déjà apporté des éléments de réponse, c’est : quel est l’utilité, quel est l’intérêt de se connaitre soi-même ? D’après les interventions sur ce sujet il y a des approches différentes. Quel est l’intérêt de se connaitre soi-même, sachant que l’on peut dire que connaitre les autres est quand même plus intéressant que connaitre sa petite personne ? Le deuxième point est : comment éviter l’écueil ou la connotation du nombrilisme, du narcissisme dans cette quête de soi ? Ce sont ces deux points que je vais essayer d’approfondir avec vous.

    Philippe C. : Je voudrais reprendre ce qui est dit là, parce qu’il y a une question importante dans la notion de « quête de soi » c’est : que cherche-t-on ? On cherche comment récupérer une liberté personnelle par rapport à nos attachements. Je pense que cette quête est essentiellement faite pour pouvoir se libérer d’un certain nombre d’attachements ; attachements sociaux, attachements familiaux, culturels, religieux etc. Je me réfère à Spinoza  qui est un de ceux qui a le mieux parlé de cette quête et en a montré l’exemple. Faisant partie d’une famille juive avec un nombre de règles extrêmement important, il a à un moment donné rejeté tout ça pour essayer de se trouver lui et essayer de montrer qu’on pouvait cheminer dans la vie en dehors de toutes ces attachements qui sont parfois très contraignants. La quête de soi est en fait une recherche de liberté sans oublier que Spinoza le faisait à travers le regard des autres, comme l’ont fait des philosophes modernes comme Sartre. On ne peut pas se séparer, s’exclure des autres.

    Janie : Je rebondis sur ce que dit Philippe, j’ai l’impression que la quête de soi vient quand à un moment de sa vie on se retrouve un peu seul face à nous-mêmes, après un deuil ou une rupture  par exemple, c’est aussi avec l’âge. Ce qui me choque un peu ce sont tous ces médias qui veulent s’approprier notre soi en proposant toute une liste de choses sur la recherche de soi.

    Mireille : Ce n’est pas qu’avec l’âge que vient cette quête de soi, dans la clientèle des thérapeutes il y a beaucoup d’adolescents. Cette quête est plus forte à l’adolescence et ensuite après 50 ans, entre les deux les gens sont généralement pris par le tourbillon de la vie et du quotidien : les enfants, le travail etc. Les adolescents cherchent le chemin, les quinquagénaires cherchent à faire leur bilan.

    Pierre F. : J’ai du mal m’exprimer parce que quand je parle de perte, ça veut dire que je sens qu’il y a quelque chose de moi-même que je peux rattraper, récuperer, qui est perdu dans le  sens que je ne savais même pas que c’était en moi. D’un autre côté c’est vrai qu’on ne fait pas la quête de soi sans raison et que dans l’idée que tu as exprimée aussi, il y a cette recherche de liberté. La liberté en ce sens que je me libère si je diminue les attachements mais aussi la peur. Je ne pense pas que cette quête soit de se priver du contact avec les autres ou d’aller vers eux, au contraire. Plus on sera libre dans son expression par rapport à l’autre, plus on aura une parole juste et authentique, plus on sera en mesure de dialoguer véritablement avec l’autre.

    Monique : Je crois qu’il faut justement bien se connaitre pour avoir ce contact avec les autres, pour les connaitre, les comprendre aussi.

    Pierre M : Avant que le mot soit passé, Philippe a parlé d’attachements, je trouve que ce terme est intéressant parce qu’il regroupe toutes sortes de facettes, de choses qu’il serait difficile d’exprimer avec ce seul mot. Je voudrais m’adresser aux philosophes confirmés pour savoir si ce mot « attachement » est un terme utilisé couramment dans ce contexte philosophique ou si c’est un chouette terme que vous avez utilisé Philippe.

    Philippe C. : Oui c’est un mot que l’on retrouve fréquemment dans les textes.

    Anne : A propos des relations avec les autres, je vais vous lire une pensée de Marc Aurèle qui semble contenir pas mal de choses à ce sujet en donnant ce conseil « « Ne consume pas le peu qui te reste de vie en des pensées qui ne concernent que les autres, à moins que ce que tu fais ne se rapporte à l’intérêt commun ; car alors tu manques à un autre devoir […] qui est de cultiver le principe directeur que tu portes en toi. » Il me semble que cette notion de « fil directeur » est quelque chose qu’on retrouve beaucoup chez les philosophes grecs, comme chez les modernes. C’est quelque chose que l’on recherche dans la quête de soi ou qu’on découvre. C’est un principe, quelque chose qui est en soi qu’on a déjà ressenti ou qu’on va découvrir.

    Jacques L. : On a parlé de cette notion de liberté, je pense qu’elle existe dans la quête de soi, mais à mon avis il n’y a pas que ça, la liberté on va l’exploiter pour essayer quand même de mieux connaitre sa personnalité, de trouver un sens à sa vie, un fil directeur pour pouvoir perfectionner sa relation avec les autres de façon à ce qu’elle soit des plus pacifique. Alors il y a cette notion de perfectibilité, il y a cette notion de s’engager vers quelque chose qui pourrait nous transcender plutôt que de se contenter de vivre simplement parce qu’on respire.

    Janie : Je ne suis pas entièrement d’accord, je pense aux ermites qui vivent seul, qui font abstraction de tout autre être humain. Je pense qu’ils sont très courageux parce qu’ils sont seuls face à eux-mêmes. Je pense qu’ils ne se cherchent pas mais qu’ils se sont trouvés.

    Jacques : Il faut distinguer les gens qui croient en Dieu des autres. Parce que pour les gens qui croient en Lui le sens de leur vie c’est Dieu. Ils ne sont pas vraiment seuls.

    Philippe C. : Je pense qu’en fait on en revient à la question : que fait-on quand on est en quête de soi ? On cherche essentiellement le bonheur. Tout est là, qu’est-ce que c’est le bonheur pour moi ? C’est là que la quête commence. Est-ce que le bonheur pour moi est compatible avec ma relation avec les autres et ma place dans la société parmi les autres ? C’est là que le chemin va devenir beaucoup plus compliqué parce qu’il va déboucher sur des tas d’objets qui vont nous arrêter, nous immobiliser un moment avant de continuer à progresser, à trouver le chemin qui nous conduit vers le bonheur. Je pense que tout individu a le désir de trouver le bonheur. On en revient à Epicure.

    Mireille : Ce que tu dis est vrai mais il n’y a pas que le bonheur, il y a aussi la recherche de la compréhension de la vie, de la nature, de ce qui nous entoure. Sans tomber dans la religion il y a la recherche d’une certaine spiritualité. Qu’elle est ma place dans l’univers ? Qu’est-ce que j’ai à y faire ? Pourquoi suis-je née, pourquoi vais-je mourir ? Toutes ces questions sont comprises dans la quête de soi. Il n’y a pas que la recherche du bonheur, mais aussi celle de la Vérité.

    Philippe C. : Ça en fait partie. Quand je crois trouver la réponse à mes questions j’éprouve du plaisir.

    Mireille : Je pose une autre question : la quête des réponses à mes questions, comme la quête de moi ne sont-elles pas des quêtes infinies ?

    Anne : Je voudrais vous lire quelque chose d’un petit peu long que j’ai trouvé dans un Philo-Magazine. C’est de Pierre Hadot qui est un philosophe spécialiste de la pensée antique grecque. Il dit « La pensée grecque est le lieu où l’on apprend à vivre » et il met en lumière les « exercices spirituels » des philosophes antiques par exemple le « regard d’en haut », la « concentration sur le présent », la « perspective universelle », exercices dont le but est de transformer le soi en modifiant son regard sur le monde. Pierre Hadot dit que sa première expérience philosophique, celle qui lui a fait prendre conscience de lui-même et qui a dominé toute sa vie, c’est faite face au ciel étoilé. Il a éprouvé, je le cite, «  Le sentiment brut de mon existence. En même temps, j’avais l’impression de ressentir mon appartenance au monde, mon immersion dans le Tout du monde, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux étoiles. ». Et là il rejoint énormément ce qu’a écrit  le philosophe indien Rabindranath Tagore en disant :  « Les exercices spirituels ne sont pas une simple technique ou une recette, mais plutôt la recherche d’une disposition, d’une attitude. Au fond, c’est l’usage de la liberté au service de la vie elle-même ». Pour lui l’exercice spirituel « est un exercice de l’intelligence, de la volonté ou de l’imagination qui est destiné à changer soit notre rapport au monde, soit notre manière de vivre, notre conduite. Une pratique volontaire et personnelle destinée à opérer une transformation du moi. Concrètement, il s’agit de se concentrer sur le présent, de pratiquer le regard d’en haut (se regarder ou regarder une situation comme si on était dans le ciel) ou de sortir de soi… pour atteindre une disposition spirituelle (profiter davantage du monde ou s’en détacher). » . On est très proche de certains aphorismes qu’on trouve dans le yoga : « à son plus haut niveau de la conscience l’être libère de tout désir ». Je pourrais dire d’une façon un peu lapidaire « je n’ai plus de désir donc je suis ». Pierre Hadot met bien l’accent sur une démarche spirituelle, mais qui n’a rien à voir avec le côté religieux, et qui est ouverte à tout le monde. Sa rencontre se fait là avec le ciel et c’est assez souvent ainsi que ça se passe : le départ de quête de soi avec ce sentiment d’appartenir à l’univers.

    Marie Christine : Je suis tout à fait d’accord avec Philippe que ce soit ce sentiment océanique d’universalité ou la recherche de la connaissance du monde, ça va toujours dans le sens d’un « comment mieux vivre »,  donc quand même toujours vers « je m’améliore », comme tu dis Anne « je vais changer ce que je suis  dans mon rapport au monde » pour me sentir mieux, donc vers une recherche du bonheur. Ça me semble être le socle de la quête de soi.

    Anne : C’est peut-être une recherche de bonheur ou la découverte d’un endroit en soi où il y a ce bonheur qui est peut-être quelque chose de ponctuel, ou pas, et qu’on peut retrouver. Qu’on le connaisse, qu’on y réfléchisse c’est une sorte de refuge qui ne nous coupe pas des autres mais qui permet de se ressourcer et d’être mieux.

    Philippe C. : C’est pour ça que le terme de « paix » tu l’as utilisé à juste titre.

    Pierre M : Le bonheur je ne le vois pas comme un jardin, aussi chouette soit-il, où il suffise de pousser la porte pour se sentir bien. Dans ce que tu disais tout à l’heure, Philippe, il y a dans la vie des moments où on est confronté à des situations, aux autres. Il y a des situations heureuses, d’autres plutôt neutres mais aussi des situations de confrontation ou d’échec. La quête de soi est peut-être savoir se positionner par rapport à ces évènements. Je pense qu’il faut bien se connaitre pour analyser correctement telle ou telle situation qui a procuré du bonheur, qui a procuré des difficultés. Le bonheur est-ce que ce n’est pas le fait d’être conscient de se positionner ? C’est quelque chose de très global, ce n’est ni un jardin, ni une musique particulière, ni une personne qui nous l’apportent, c’est un ensemble de situations qui nous parlent où on sait se positionner. C’est beaucoup plus satisfaisant de comprendre que de simplement se sentir mieux. Et pour comprendre l’univers qui nous entoure, il me parait fondamental de se connaitre, c’est dans se sens là une quête du bonheur.

    Philippe C. : Je reprends sur le bonheur, je parle du bonheur tel qu’Epicure le voit, c'est-à-dire obtenir l’ataraxie ce moment où il n’y a ni désir, ni envie, il y a la paix ; la paix intérieure qui peut tout à fait être dans la spiritualité ou autre, c’est obtenir ce moment, entre guillemets, d’extase c'est-à-dire d’ataraxie où rien ne se passe. Donc, tu te retrouves dans des situations conflictuelles, oui mais elles ne te touchent pas, c’est ça le bonheur, c’est arriver à être complètement en paix avec soi même et avec les autres

    Monique : C’est arriver à la plénitude.

    Pierre F. : Je voudrais revenir sur le fait, dont tu as parlé, de se positionner. Je pense qu’il est, effectivement, essentiel d’être dans une position et non pas des positions. Je ne sais pas si je parlerais de bonheur mais je pourrais parler de choix. Il faudrait déjà s’accorder sur le fait qu’il y a dans l’être quelque chose d’intangible, quelque chose de structuré, d’organisé, c’est se que j’appelle le « soi ». Il y a après les attachements, les empêchements etc., qui nous privent de nous rejoindre. Cette position est, pour moi, fondamentale, je ne sais pas si elle peut m’apporter la paix parce qu’il y a des moments où je ne suis pas en paix, mais je suis dans la joie d’être authentique. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Tout à l’heure ce qui a été dit m’a fais penser à Rousseau à savoir que si on était débarrassé de tous ces enfermements que crée la société, que crée la famille etc., on serait authentique, bon, généreux, en fait en paix.

    Anne : Pour aller dans le sens de ce que dit Pierre, j’ai encore quelque chose d’un petit long à vous lire. Rabindranath Tagore  dit : « A l’un des pôles de mon existence, je ne fais qu’un avec les cailloux et les branches des arbres, Là je dois me soumettre au joug de la loi universelle. C’est là, au fond, que se trouve la base même de ma vie. Et sa force vient de ce qu’elle est étroitement enserrée dans l’ensemble du monde…..Mais à l’autre pôle de mon existence, je suis distinct de tout le reste. Là, j’ai rompu les barrières de l’égalité et je me trouve seul, en tant qu’individu. J’y suis absolument unique, j’y suis moi, je suis incomparable….Nous sommes intégralement ruinés si l’on nous prive de cette individualité, la seule chose que nous puissions considérer comme nous appartenant en propre. Et si elle se perd, c’est aussi une perte pour le monde entier. Elle est particulièrement précieuse parce qu’elle n’est pas universelle. »

    Pierre F. : Oui ; on est dans une sorte de paradoxe du tout et du rien. On est le tout et l’unique.

    Monique : La quête de soi concerne bien l’unique personne que nous sommes, mais, pour se connaitre soi même nous avons aussi besoin des autres, du regard des autres, de la façon dont ils nous voient, nous ressentent. Je pense que la connaissance de soi passe aussi par les autres. Ce n’est pas du nombrilisme de se connaitre soi-même. Il ne s’agit pas de se répandre, comme actuellement sur les réseaux sociaux, mais de comprendre pourquoi je me ressens d’une certaine façon et l’autre différemment.

    Jacques L. : Effectivement, une pratique excessive du nombrilisme est déplorable dans la mesure où on va glorifier son « moi », mais si on a certaines valeurs et qu’on veut être respecté on peut quand même avoir un minimum de nombrilisme. Je reviendrais à ce que tu as dit, Mireille, s’agissant du sens à donner à sa vie, je pense que tout être humain un jour se pose la question «  est-ce que la vie a un sens ? ». Si on répond par la négative, comme ça a été mon cas, je dirai alors qu’il faut, dans le cadre d’un principe directeur, essayer de lui donner un sens. Ça fait partie d’une quête de soi, une quête de connaissance, quête de personnalité, pour mieux se positionner par rapport aux évènements qui, hélas, ne sont pas si joyeux que ça dans notre société qui est très dure. Il faut se positionner, maitriser les évènements pour peut-être accéder à un bonheur qui n’est pas à portée de la main. Il faut aussi essayer de s’engager, ne pas rester passif. Donc je verrais la quête de soi plutôt comme une recherche passive.

    Pierre M : Ton propos me fait penser au niveau du comportement à une constatation qui s’est avérée de plus en plus réelle au fur et à mesure des années qui passent. C'est-à-dire qu’on ne connait bien quelque chose que lorsqu’on sait la nommer. C’est facile pour les tables, les chaises, les verres, mais pour les sentiments, pour les choses immatérielles, les nommer c’est autrement plus difficile. Donc la quête de soi est-ce que ça peut être aussi nommé, est ce que c’est être conscient de qui on est mais de façon concrète, exprimée par des mots ? Peut-on formaliser cette connaissance, non pas par des sentiments, des impressions, de façon floue : «  je suis comme ci, je suis comme ça » ; ça c’est facile mais mettre des mots dessus et notamment les écrire ? Arriver à coucher les mots sur le papier, nommer les choses, là la quête de soi prend tout son sens.

    Anne : Oui, ça me plait bien ce que tu dis, parce que j’ai noté Charles Juliet qui est un philosophe, écrivain, poète, qui écrit son journal presque au jour le jour depuis très longtemps, il y note ses petites réflexions. Le fait de noter, effectivement, ça oblige à trouver les mots justes et aussi à avoir un peu de recul. A la lecture on voit apparaitre sa personne. Il dit « Je me connais comme ça »

    J’en profite pour vous lire un passage que j’avais noté où il parle du sens de la vie : «  « Connais-toi toi-même » ont gravé les Grecs sur le temple d’Apollon, à Delphes. C’est uniquement de cela dont il s’agit. La vérité dont nous avons faim n’est autre que cette connaissance de nous-mêmes qu’il nous faut acquérir. Elle n’est pas à chercher hors de nous, dans une quelconque philosophie ou une quelconque religion. Elle apparait quand nous parvenons à être lucide sur nous-mêmes, à exister par nous-mêmes, à penser par nous-mêmes, et lorsque nous lui avons donné une assise ferme, elle détermine notre manière de penser et de vivre….C’est elle qui donne un sens à une vie. ». Effectivement le fait d’écrire pour soi, pas dans la perspective que quelqu’un d’autre le lise, ça permet d’être vraiment authentique, honnête avec soi-même.

    Marie Christine : A partir du très beau texte de Tagore, ce qu’il y a de clair c’est l’histoire d’une posture. C’est très important cette distance que tu vas mettre, qui te permet de ne pas être fusionnel avec les autres, ni rejetant, une distance qui te permets d’avoir un autre regard sur le monde. En même temps, cette posture n’est pas toujours tenable parce qu’on est des êtres d’émotions, de sentiments. Savoir mettre cette distance me semble faire partie de la connaissance de soi. Comment arriver à mettre à distance les autres dans son cercle intime ? Et puis l’ataraxie comment y arriver ? Devenir une pierre, un arbre, on ne le sera jamais parce que, quand même, ce qui me gêne dans le détachement de certains bouddhistes c’est qu’ils mettent tellement tout à distance pour trouver un sentiment de plénitude qu’en fait on reste vulnérable quoi qu’on dise.

    Jacques L. : Je vais rebondir sur le mot « détachement », je lui préfère le mot « positionnement » que tu as dis, ou le mot « lucidité » qui apparait dans ce que tu as lu. Etre lucide ce n’est effectivement pas facile. Pierre tout à l’heure était sensible à la question de la manipulation ; essayer d’être lucide me semble plus important que de se détacher des évènements et des autres. Je préfère la recherche d’une certaine lucidité qui s’oppose au déni.

    Monique : La connaissance de soi, pour moi, n’est pas un détachement, ni une distance vis-à-vis des autres, au contraire, on cherche à se comprendre pour comprendre les autres

    Marie Christine : La distance dont je parle ce n’est pas mettre les autres à distance, c’est trouver la bonne distance pour être en empathie tout en restant distinct de l’autre.

    Pierre M : Le terme « distance » n’est peut être pas approprié, je comprends que tu dis qu’il faut se positionner de façon à ne pas être entrainé par le troupeau et pouvoir en être distinct et interagir avec les autres.

    Marie Christine : Oui, cette distance dont je parle est celle qui te permet de ne pas être absorbé par l’autre et éviter la manipulation et la dépendance affective.

    Pierre F. : Tout à l’heure, Monique, tu as dis « vivre avec les autres c’est fondamental, que l’autre a un regard sur toi-même »…

    Monique : J’ai dis que la connaissance de soi passait aussi par la façon dont les autres te perçoivent.

    Pierre F. : C’est exactement ça. Je dirais, en la circonstance, qu’on soit distinct c’est bien de le savoir, que ça permet de dire que la valeur de la parole de l’autre n’est pas à mettre en doute pas plus que la nôtre. Il y a déjà cette capacité de l’accueil de la parole de l’autre qu’on aurait dans la quête de soi parce que ça va nous aider à nous connaitre. Je dirais que la conséquence de l’accueil de la parole de l’autre, quand elle est redoutable, ça arrive, comme on le dit il faut se mettre à distance parce que «  qu’est-ce qu’on en fait de cette parole ? » J’ai été confronté récemment à la question de l’amour du travail bien fait. J’ai l’impression que c’est quelque chose de constitutif de moi, l’amour du travail bien fait. Et quand je rencontre quelqu’un qui veut aller vite, qui pour ça arriverait à bâcler son travail, «  qu’est-ce que je fais de ça ? ». Je suis allé jusqu’à recommencer dans son dos un travail qui était mal fait. On voit bien que l’accueil de la parole de l’autre va nous chercher, là, dans les lieux difficiles à regarder. Et donc, à ce moment là, pour ne pas sombrer dans la violence devant l’insupportable, c’est de prendre de la distance et se demander « Où est-ce que ça vient me toucher ? Qu’est-ce que ça dit de moi ? ». Dans le cas cité je n’ai pas trouvé de réponse, mais pour ne pas souffrir trop de ce rapport là, il vaut mieux mettre de la distance. Ce n’est pas simple.

    Monique : Le rapport aux autres n’est pas simple mais, sans mettre ni distance, ni détachement, on peut très bien ne pas non plus être influencé avec le respect de ce que l’autre peut penser et être aussi dans sa différence. Ça c’est la vie en commun. C’est bien de voir comment les autres vous respectent et vous voient ; c’est un dialogue permanent avec les autres.

    Mireille : Je voudrais revenir sur ce que tu as dis au début sur le fait que lorsqu’on tape « quête de soi » sur Internet on trouve plein de sites de techniques de connaissance de soi. On peut se demander « Pourquoi ? ». Ce n’est ni commercial, ni un effet de mode, même si certains le font dans ce sens. La quête de soi aujourd’hui est un besoin qui c’est généralisé du fait que contrairement aux générations précédentes qui ne se posaient pas la question, nous ne sommes plus comme elles tenus par la religion, par la famille qui s’est éclatée, par la vie communautaire de village qui a fait place à la vie citadine des grandes villes. Les générations qui nous ont précédés avaient beaucoup moins que nous ce sentiment de solitude qu’on peut avoir. Je dirais presque que c’est depuis 68 qu’on a coupé avec ses racines, ces repères, pour trouver sa propre liberté comme tu le disais, Philippe. Ce manque de repères est pour certains insupportable, d’où ce besoin de suivre des cours, d’accéder à des méthodes pour trouver en eux cette liberté, ce bonheur. Dans la quête de soi il y a à la fois le besoin de se comprendre mais aussi de se retrouver. C’est plus dû à un sentiment d’être perdu dans la société que d’avoir perdu quelque chose de nous. Alors il est vrai que ça laisse la place au charlatanisme, à l’intéressement financier de certains coachs.

    Philippe C. : Je pense que c’est plus ce qu’on en fait, car ça toujours existé. On parlait des philosophes grecs : c’était pareil, ils recherchaient exactement les mêmes choses que nous. Ils le faisaient d’une manière différente, par la parole ; ils recherchaient quels sont les mots qui pouvaient toucher les autres et être touchés par les autres. C’est comme ça que le vocabulaire a évolué.

    Mireille : Je pense, quand même, que dans les générations avant nous la plupart des gens ne se posaient pas la question, ils suivaient le groupe. Il y a eu une évolution de la société qui est allée vers de plus en plus d’individualisation ce qui amène de plus en plus de gens à se poser la question du « soi ».

    Philippe C. : C’est plus la dispersion et l’extension de l’information qui touche beaucoup plus de gens qu’autrefois. La question de la quête de soi elle a toujours existé, pour chaque individu, à partir du moment où les individus se sont vus individus. Ils ne se posaient pas la question quand ils étaient citoyens ; par exemple, cette notion  de citoyenneté primait sur l’individu.

    Mireille : C’est ce que je dis, la majorité des gens ne se posaient pas la question car ils ne se ressentaient pas comme individu mais comme faisant partie intégrante du groupe. On a eu l’occasion dans parler dans de précédentes rencontres.

    Anne : Par rapport à la diffusion de l’information, ça me fait penser à ce qu’on entend en ce moment. Dans l’antiquité il n’y avait pas beaucoup d’individus qui avaient accès à la parole des philosophes. Avec l’anniversaire de la réforme de Luther, on explique qu’elle s’est répandue comme une trainée de poudre, en particulier parce qu’elle a coïncidé avec l’invention de l’imprimerie de Gutenberg. Alors aujourd’hui il y a Internet qui diffuse de façon planétaire les informations, ce qui fait que tout le monde y a accès.

    Jacques L. : Les sociétés ont évolué, elles ne sont plus les mêmes. Je comprends que l’homme soit perdu, d’abord la durée de vie est beaucoup plus longue que chez les grecs, l’adolescence en 2017 peut durer jusqu’à 30 ans, si on fait de longues études et qu’on n’arrive pas à trouver du travail. Si on rentre à la SNCF on va y travailler 25 ans et on sera à la retraite de 55 ans jusqu’à 90 ans. Alors c’est vrai qu’on a beaucoup plus de temps pour se poser des questions sur la quête de la vie. Et je ne parle pas des problèmes de chômage, en 68 il y avait 150 000 chômeurs, en 75 quand j’ai fini mes études il y en avait 300 000. Il y a aussi les familles éclatées, alors qu’avant les gens se mariaient, c’était le patriarcat, et on avait le même époux, la même épouse toute sa vie, alors que maintenant…

    Anne : tu nous fais un peu dérailler là.

    Marie Christine : Les gens peuvent se répandre dans les réseaux sociaux, c’est toujours la même recherche, ils veulent aimer, être aimés, être reconnus, il n’y a rien de changé là-dessus. Alors, bien sûr c’est plus visible, on a une société où l’information circule par les média, mais les réels besoins et désirs sont les mêmes, que ce soient des jeunes ou des moins jeunes ; vous allez dans une maison de retraite c’est encore la même chose : ils veulent partager, ils veulent  exister. Les sociétés changent mais les hommes restent sur la même recherche.

    Anne : Pour revenir sur ce qu’à dit Mireille, le philosophe Alexandre Lacroix a écrit un livre intéressant  qui s’appelle « Comment vivre lorsqu’on ne croit en rien ? ». Il me semble qu’il parle de la quête de Soi, lorsqu’il dit du bonheur qu’il n’est ni seulement physique, ni seulement intellectuel, « il serait une « sensation morale » [...] Ce serait la suppression momentanée de l’écart entre la pensée et la vie. […] Des moments d’unité et de plénitude, comme une structure invisible cachée sous l’enchaînement concret et rugueux des jours. ». Je crois que la plupart des philosophes disent la même chose chacun à leur façon.

    Pierre M : Ce n’est plus l’ataraxie ça.

    Anne : Quel philosophe, quel sage vit en permanence en ataraxie ? A propos de l’altruisme, le philosophe américain Abraham Maslow parle du dépassement de soi, il a élaboré un modèle connu sous le nom de « Pyramide des besoins » où il décrit une hiérarchie des besoins humains. Dans les 3 dernières années de sa vie, il a défendu l'existence d'un besoin supplémentaire n'impliquant plus le besoin d'accomplissement de soi (pour lequel l'individu travaille à actualiser son propre potentiel), mais un niveau de dépassement de soi qu’il appelle "self-transcendance" qui implique de mettre de côté ses propres besoins, au bénéfice de service à autrui ou à d'autres causes, extérieures à soi.

    Marie Christine : Après il ne faut pas en faire trop non plus. J’ai vu un documentaire, vraiment extraordinaire,  sur la madone des migrants mais dont les enfants se plaignaient de ne plus avoir de maman. Je veux dire qu’on peut faire ça de façon compulsive aussi. C’est aussi ça la distance dont je parlais.

    Pierre F. : Je reste sur deux questions. Philippe, tu as parlé de l’attachement, c’est quoi ? Est-ce quelque chose dont on a besoin ? On a parlé aussi de la paix amenée par l’imprimerie et aujourd’hui de  l’informatique d’aujourd’hui, de l’arrivée d’un monde virtuel, on peut dire « ah, c’est formidable tout le monde a pu chercher la connaissance ». Ça m’interroge parce que je me dis « Quand on parle de l’imprimerie ou de l’informatique, est-ce que c’est bien ça dont il s’agit ? », car on peut être dans un mouvement d’idée, d’adhésion sans savoir pour autant qui on est. Ça revient à l’idée que plus de progrès, plus de liberté, plus de ceci ou de cela, est-ce nécessaire ? Je pense que de tout temps, puisqu’il y avait la mort, il y avait inévitablement la recherche, la quête de soi.

    Pierre M : Dans cette évolution qui résulte des expériences personnelles, la quête de soi se fait à travers son vécu. Imaginez un médecin à qui on a appris l’anatomie, toutes les techniques, les sciences bien connues,  bien précises, bien maitrisées : « quand vous avez tel problème, la solution c’est ça, tel médicaments etc. ». Dans l’expérience de la vie, ce brave médecin qui a vu passer beaucoup de patients, qui a analysé des cas plus ou moins complexes, il s’est fait une idée, il s’est positionné par rapport à ce qu’on lui a enseigné, à ce que l’ordre des médecins au dessus lui impose. Je crois que les premiers termes du serment d’Hippocrate sont « tu ne nuiras pas…

    Philippe C. : « Primum non nocere »

    Pierre : C’est beaucoup mieux dit comme ça. Donc, par rapport à cet attachement très fort qui est le début d’une vie de médecin, le fait de se rendre compte qu’il a pu faire du mal, parce qu’il a suivi ces enseignements, parce que les médicaments qu’il a prescrits ont eu des effets secondaires etc. Je pense que c’est une expérience très forte de la quête de soi, c’est à dire apprendre à se positionner par rapport à un cadre donné et à l’attachement à celui-ci. La connaissance acquise par l’expérience et la connaissance de soi, la conscience qu’on en a, amènent au détachement.

    Jacques L. : Je n’ai pas la même idée sur le mot attachement, notamment dans le contexte dont parle Pierre. Je verrais plutôt le mot attachement comme des passions. Je ne me souviens plus quel philosophe a dit « L’homme n’est jamais libre, il est prisonnier de ses passions. ». Il doit donc s’en détacher pour arriver à une plénitude, à l’ataraxie.

    Philippe C. : Le mot « attachement » n’est pas bon. Pierre, tu as cité le serment. Le problème est : le respect du serment ou le non respect. Chez les médecins c’est un serment fort qui ressemble un peu à celui que dans la mythologie on appelle le « serment sur le Styx », tu ne peux pas y échapper, c’est irrévocable. Ça n’a rien à voir avec la notion d’attachement.

    Pierre M : Je pensais que le terme attachement était un terme global pour désigner la tradition, la culture, les coutumes, tout ce qui régit la vie en société, et donc tout un carcan, une masse d’informations qu’on a reçu quand on veut devenir médecin ; si ce n’est pas un attachement…     

     Philippe C. : Non, ce n’est pas un attachement c’est un enseignement. En plus, à mon époque,  quand on faisait des études de médecine on te disait « la médecine n’est pas une science exacte, elle est basée sur l’art », cela donne une liberté extrêmement grande. Et tout le travail du médecin est d’être dans cet art et non pas dans une science qui enferme. Quand tu parle d’attachement tu décris l’enfermement, la contrainte.         

     Fermeture du débat par Anne

    Il semble que la quête de Soi est le lien qui relie les philosophies depuis l’antiquité à travers le monde. C’est une démarche philosophique qui permet de trouver la force d’être un soi qui coïncide avec Soi. Il me semble que tous parlent de méditations. Au pluriel, car comme le dit Pierre Hadot, les formes en sont extrêmement variées.

    Poème lu par Anne

    De Rainer Maria Rilke  (Vergers):

    Souvent au-devant de nous

    L’âme-oiseau s’élance ;

    C’est un ciel plus doux

    Qui déjà la balance,

    Pendant que nous marchons

    Sous des nuées épaisses.

    Tout en peinant, profitons

    De son ardente adresse.

     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 26 novembre (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « Que signifie respecter autrui ?» 

    Le thème choisi pour  janvier est  « Le bonheur ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


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  • 5 à 7 Philo du dimanche 24 septembre 2017 : 18 participants

    Peut-on vaincre un préjugé ?

    Introduction  par Mireille

    Analyse  de la question

    « Peut-on… » : Est-ce possible ? En a-t-on la capacité ?

    « … vaincre… » : On pourrait dire : détruire, éradiquer; au moins empêcher de nuire, de se répande. Donc lutter contre lui. C’est un combat qui nous est proposé.

    « … un préjugé ?» : Dans la question le « un » qui est un article indéfini nous indique qu’il s’agit d’un préjugé quelconque donc potentiellement tous. C’est à dire à la fois les miens et ceux des autres.
    « Préjugé » est le terme important. Sa définition est assez simple : « un préjugé est une opinion à priori favorable ou défavorable qu'on se fait sur quelqu'un ou quelque chose en fonction de critères personnels ou d'apparences… C’est une opinion hâtive et préconçue souvent imposée par le milieu, l'époque, l'éducation, ou due à la généralisation d'une expérience personnelle ou d'un cas particulier. » (Cnrtl)

    Comme le mot l'indique, un préjugé est un jugement porté d'avance, "avant". Avant quoi ? L'examen, la réflexion, la vérification ou le constat qui le justifieraient.

    Synonymes : A priori, parti-pris (idée de partialité), Idée toute faite, idée préconçue, idée reçue, stéréotype, cliché

    Antonyme : Je n’en ai pas trouvé

    Introduction au débat

    La question porte sur le préjugé, ou plus exactement sur la possibilité de le vaincre, ce qui indique très clairement que le préjugé est un adversaire nuisible dont nous voulons, devons nous débarrasser. C’est un présupposé du sujet, difficilement discutable dans la mesure où effectivement avoir des préjugés est  considéré comme un défaut.

    Je terminerai par un exemple relevé dans « Le Monde Dissident » qui donne à réfléchir.

    « Une information que l'on entend sans surprise dans les médias : 

    « Une jeune femme a été attaquée dans le RER A par un homme d'origine maghrébine. » 

    Deux acteurs; la jeune femme et l'homme maghrébin. Un lieu; le RER A. Que véhicule une telle information dans notre tête? Notre société est construite autour de stéréotypes et de préjugés. Le RER A est stéréotypé dangereux, les hommes d'origine maghrébine agressifs et les jeunes femmes comme des cibles sans défense. »

    D'où nous viennent les stéréotypes et les préjugés? Peut-on et comment les vaincre ?

    Débat

    Pierre : Je me jette à l’eau. A vous écouter et à bien lire la question, vaincre un préjugé est quelque chose de positif. C’est une chose qu’on se doit de vaincre. Je vais prendre un exemple qui m’est venu à l’esprit : ce sont les fraises espagnoles. Je pense que nous avons tous cette réflexion que les fraises espagnoles sont belles, sont attirantes  d’aspect, mais elles n’ont pas de goût, et si on veut aller un peu plus loin elles sont certainement beaucoup plus chargées en pesticides que les fraises françaises. Alors, selon vous est-ce un préjugé cela ou pas ? Pour moi cela semble en être un quand sur les fraises il y a marqué « Espagne », je préfère payer plus cher les bonnes fraises françaises.

    Mireille : Si vous avez fait l’expérience des fraises espagnoles, ce n’est plus un préjugé mais un jugement.

    Pierre : Dans la définition que vous avez donné, le dernier point que vous avez dit est « qui résulte d’une expérience personnelle ».

    Mireille : Oui, en effet, mais je pense que dans la définition du Cnrtl il s’agit d’une expérience personnelle qui va injustement qualifier quelque chose ou quelqu’un. La fraise espagnole si on l’a goûtée et qu’elle n’a pas de goût on ne va pas refaire l’expérience. Maintenant si on va en Espagne chez un petit producteur de fraises bio artisanales c’est sûr que, bien qu’espagnole, cette fraise aura du goût.

    Pierre : C’est une boutade ne prenez pas au sérieux ce que je vous raconte là.

    Anne : Mais je trouve que ça permet d’aller dans différentes directions. D’abord, l’influence de notre mental sur le goût qu’on peut avoir de quelque chose : peut-être si je goûte ces fraises le fait d’avoir ce préjugé « les fraises espagnoles n’ont pas de goût », va me les faire trouver moins bonnes que si je n’avais pas eu ce préjugé. Et puis ça amène à la pensée de certains philosophes qui disent qu’on ne peut pas vivre sans préjugés.

    Pierre : Il y a des préjugés utiles qu’il serait dommage de vouloir vaincre.

    Jacques L: Cette histoire des fraises espagnoles, c’est un préjugé qui vient peut être de ce qu’on a entendu dans les média, ou de ce que des amis nous ont dit. Pour anéantir ce préjugé il faut peut-être aller consulter les revues scientifiques voir si effectivement les espagnols utilisent beaucoup plus de pesticides : quand au goût c’est une affaire personnelle, il suffit de les goûter.

    Michel : Il y a une publicité actuellement qui dit «  préjugé n°1, préjugé n°2… », Vous la voyez ? Comme par exemple « Les mamies ont toujours  des caniches. Pourquoi ? Parce que… Etc. » Ils partent d’un préjugé qu’ils disent absurde  et se vantent de combattre les préjugés pour présenter leur produit.

    Pierre F. : Sans continuer sur cet exemple des fraises, je dirais que ce qui est essentiel de comprendre c’est comment se construit un préjugé, comment il prospère. On pourrait déjà se dire « que faire de la parole d’autrui ? » quand elle agit, quand elle est vivante. Et d’un autre côté que faire de notre histoire personnelle, de notre univers familial, de l’éducation qu’on a reçue ? Et on revient à la sensation qu’on est terriblement encombré de préjugés. Pour moi la question est de dire « quel processus peut-on mettre en œuvre pour diminuer l’effet délétère du préjugé ? ». Mais l’exemple des fraises est un exemple extrêmement complexe parce que ça rencontre une idéologie d’agriculture intensive ou d’agriculture biologique, ça rencontre la culture familiale ou la culture sur des surfaces immenses etc. En Espagne il y a de grandes surfaces de culture de fraises, comme aux États Unis avec la culture des amandes où il y a des milliers d’hectares de culture d’amandiers. Mais quand même pour moi, ce qui me parait essentiel est «  comment peut-on faire pour revenir à l’origine du préjugé ? »

    Nathalie : J’ai l’impression que le préjugé n’existe pas si personne ne vient interroger. Je n’ai pas de préjugé si on ne me dit pas « c’est bizarre pourquoi tu penses comme ça ». Si on n’a pas d’intervention extérieure on n’a pas de préjugé. C’est le regard de l’autre qui nous amène à une façon de penser.

    Jacques L : Je pense qu’on peut avoir des préjugés sans avoir entendu des propos de tierce personne. Parce que nos parents avaient tel médecin de famille et en étaient contents on peut penser que ce médecin est un bon médecin. C’est un préjugé ?

    Nathalie : Oui, mais c’est parce que tu as entendu tes parents le dire, il y a bien une intervention extérieure.

    Pierre : C’est intéressant ce que vous avez dit tout à l’heure, à savoir d’analyser d’où viennent les préjugés. Vous avez cité soit des « on dit », des informations qui viennent de l’extérieur, ou une culture familiale. Je pense qu’à la notion de préjugé il faut associer étroitement la généralisation. Il se trouve que j’ai voyagé un petit peu, dans beaucoup de pays où vous avez des allemands et des français, les allemands ont la réputation d’être propres sur eux et les français beaucoup moins , les espagnols sont comme ça, les italiens comme ci etc. c’est la généralisation. En revanche, là où, à mon avis, on ne rentre pas suffisamment dans le détail c’est que lorsqu’on entend les opinions, suivant son origine, on va y porter crédit où pas. Et pour rebondir sur l’exemple du médecin, il se trouve que dans mon voisinage il y a une personne dont  je n’apprécie pas la façon d’être (sans rentrer dans les détails) ; le jour où elle m’a dit « j’ai tel médecin », je me suis dis je choisirai n’importe quel médecin sauf celui là. Pour dire que selon les sources de l’information chacun a ses critères de sélection. On entend plein de choses à la radio, tout et son contraire, et je suis sûr qu’en fonction de la source de l’information, vous allez y porter crédit, donc l’accepter comme allant dans un sens qui vous convient et donc créer un préjugé, ou le contraire. Certains hommes politiques, par exemple, vont dire « moi je vais sortir de l’euro » et bien selon votre vision de l’entité qui a dit ça vous allez vous positionner et créer soit un préjugé dans un sens soit un préjugé dans l’autre. Ce que je veux dire par là c’est que toute source d’information n’est pas sur un pied d’égalité pour créer un préjugé.

    Mireille : Donc une façon de vaincre ça c’est de réfléchir. Un enfant il va croire son maître d’école, ses parents, avant d’avoir fait l’expérience de la réflexion sur ce qu’on lui apporte. Mais, en tant qu’adulte, si on a encore des préjugés, comme vous le dites, et prendre pour argent comptant ce que dit une personnalité reconnue, il y a un problème, car on a quand même un esprit capable d’autocritique. On est capable de ne pas avaler tout ce qui nous est dit même si c’est dit par une personne qui nous est sympathique et qu’on estime. La critique d’une information est une façon de vaincre un préjugé. On a la capacité de remettre en cause, c’est ça la liberté.

    Monique : Je découvre votre cercle dont je ne connais pas les usages, j’ai l’impression qu’on exprime des idées personnelles ce qui est bien lorsqu’on n’a pas une grosse culture philosophique comme moi. Je n’ai pas assisté au début, il y a peut-être eu des définitions, mais il me semble que dans préjugé il y a jugement. Si on fait un parallèle avec la justice, préjuger c’est juger. Il n’y a de préjugé que lorsqu’on n’est pas capable de le remettre en question, quand c’est clos, comme un jugement définitif. En général un jugement en tribunal c’est quand on a une preuve. Il n’y a pas de préjugé si on est capable devant une expérience de se remettre en question. Par exemple, un médecin qu’on vous a dit bon et qui avec vous est mauvais, il faut que vous soyez capable de remettre en question ce qu’on vous a dit. J’ai été éduquée à une époque, ou plutôt dans un milieu, où on considérait que les noirs étaient plutôt moins intelligents que nous, ils étaient bons en sport mais intellectuellement un peu moins bons. J’ai été collée à un concours où un noir a lui été major ; et bien depuis je n’ai plus du tout ce genre de préjugé, c’est l’expérience. Ça deviendrait grave s’il résistait à l’expérience. Sinon on peut dire qu’on a une présomption.

    Philippe C. : Je voudrais rajouter à ça que comme vous l’avez dit dans préjugé on parle de justice donc on tombe très vite dans la notion de la morale. Tandis que le présupposé reste de l’ordre du concept. C’est important de bien faire cette différence parce que si on s’attache au préjugé, en philosophie, on est dans la partie de la morale. Je voudrais vous dire une phrase que j’ai trouvée chez Prosper Mérimée dans « Carmen » : il dit qu’il faut replacer dans le contexte : c’est un monsieur de qualité qui se retrouve dans une carriole avec un bandit et avec son cocher. Le cocher sait que le gars qui vient de monter avec eux est un bandit dangereux, l’autre passager ne le sait pas. Le soir quand ils arrivent à l’auberge ils partagent le repas ensemble, l’homme de qualité apprend qu’il est avec un bandit. Il se retrouve alors devant un problème de conscience car il a accepté de partager le repas avec lui. Il se retrouve devant un dilemme, soit réagir comme le cocher qui au nom des lois va chercher les gendarmes, soit répondant aux devoirs de l’hospitalité le laisser partir. Tant qu’il n’a pas eu la preuve que c’est un bandit, il ne le sait pas, il va donc  le laisser s’échapper. Mais incertain de la justesse de son choix il se pose la question : «Est-ce un préjugé que cet instinct de conscience qui résiste à tous les raisonnements ? ».

    J’ai noté aussi que « le préjugé consiste en une précipitation de l’esprit dans le jugement ». Cette définition me parait bonne. Le préjugé concerne des personnes, des groupes de personnes et concerne la morale, la morale de leur comportement.

    Anne : Je peux appuyer ce que tu viens de dire par la définition que donne Alain du préjugé « Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal ; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l’esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme. »

    Jacques L : Certains auteurs pensent que le préjugé concerne uniquement la morale et non pas d’autres éléments de la vie, moi, ça ne me choque pas qu’on parle de préjugé en matière de fraises espagnoles. Le préjugé effectivement c’est une opinion hâtive mais qui ne demande qu’à être validée, parce que comme tu l’as dit les noirs jugés inintelligents peuvent être majors. Il ne faut pas s’arrêter aux préjugés. Par contre ce qui m’a un peu attristé tout à l’heure c’est quand vous avez dit qu’un préjugé a plus de valeur en fonction de la personne qui le dit, parce que je pense qu’il y a des gens biens qui peuvent se tromper et puis il y a des hommes politiques que je n’aime pas mais j’admets certaines fois qu’ils ont raison. Donc comme dirait Descartes il faut avoir le doute.

    Anne : Il me semble que ce que tu évoques là n’est pas le préjugé. Tu juges avec un certain recul puisque tu dis « cette personne que je n’aime pas j’admets qu’elle puisse avoir raison ». Il me semble que là on est sorti du préjugé. C’est là qu’on peut lutter contre le préjugé en prenant du recul et en réfléchissant.

    Pierre F. : Je trouve que ça devient un peu complexe. Mais ce que j’ai retenu c’est la parole de Nathalie disant que le préjugé existe pour autant qu’un autre me le montre. La présence de l’autre est fondamentale. La deuxième chose c’est que l’autre il est comme il est, on le reçoit bien ou on le reçoit mal, ce qui affaiblit ou renforce le préjugé. Après, quand tu cites les traits de caractère : l’orgueil etc., on voit bien que la personne se construit depuis bébé par des rencontres, ses parents etc., alors quand est-ce qu’elle recevrait des préjugés ? Ou qu’est-ce qu’elle recevrait qui ne serait pas un préjugé ? Et là il faudrait faire le tri entre les deux. Mais surtout ce que j’ai retenu, c’est que ça touche à l’intimité de la personne. C’est-à dire que si on se met à penser que chaque parole que l’on donne est un préjugé, qu’est-ce qui reste de soi ? Tu parlais, à propos du jugement,  de quelque chose d’irréductible, je pense que là encore ça va être un tri supplémentaire, c'est-à-dire que, quelle que soit la parole de l’autre, qu’est-ce qu’on considère comme juste et irréductible c’est-à-dire comme étant nous-mêmes ?

    Catherine : Je me suis posée la question autrement : «  Quel effet a le préjugé dans notre comportement ?». Quand on a un préjugé on coupe cours à toutes choses, on ne voit pas plus loin, on élimine, on ne veut pas s’aventurer, on ne prend pas de risque, on ne s’engage pas, on juge et on classe et on pose des étiquettes. L’antonyme pourrait être du côté de celui du manque d’ouverture, du manque d’esprit critique, du manque de recherche. Un préjugé est une clôture.

    Jacques L : Ce qui me semble dangereux dans le préjugé c’est qu’effectivement certaines personnes qui ont des préjugés n’en changent pas même si on leur prouve qu’ils ont tors. C’est une forme de sectarisme.

    Anne : Il y a des philosophes qui évoquent les préjugés par rapport à l’individu et puis d’autres par rapport à un groupe, une société.

    Jacques : Je me pose la question du rapport entre le préjugé et la croyance. Le matin quand nous partons, nous croyons à énormément de choses on a énormément de préjugés sur ce qui va se passer dans la journée. Comment établir cette relation entre préjugé et croyance ?

    Anne : J’avais noté quelque chose de Tocqueville qui a beaucoup étudié les sociétés et les croyances dogmatiques, donc en associant les préjugés aux croyances des sociétés. Il pense qu’il n’y a pas de société sans opinions communes et dit : « Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d'objet; mais on ne saurait faire qu'il n'y ait pas de croyances dogmatiques, c'est-à-dire d'opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n'est pas probable qu'un grand nombre d'hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
    Or, il est facile de voir qu'il n'y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt n'y en a point qui subsistent ainsi; car, sans idées communes, il n'y a pas d'action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu'il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales; et cela ne saurait être, à moins que chacun d'eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites. » Je m’arrête là, il développe plus. Ses études sur les sociétés l’ont amené à constater qu’il n’y a pas de groupe social sans un certain nombre de préjugés communs.

    Pierre : Vous parlez des liens qui unissent les hommes dans une société, et vous parlez de préjugés. Je pense que là le mot « préjugé » n’est pas utilisé à bon escient. Les croyances, que ce soit d’une religion, d’un groupe de pensée, ce ne sont pas des préjugés, c’est une culture, c’est quelque chose qu’effectivement on n’a pas pu prouver par soi-même, ce sont des concepts qui nous ont été inculqués et qu’on a acceptés. Ce sont des notions très fortes qui nous font agir dans telle ou telle direction sans qu’on ait l’idée même de vouloir les remettre en question ou de les justifier, je n’appellerais pas ça des préjugés.

    Anne : Justement en cherchant un opposé à préjugé, je n’en ai pas trouvé mais je me suis aperçue que sur le site des citations de philosophes il y en a pas mal qui opposent le concept de paradoxe à préjugé. Ça vient de ces croyances d’une société : les individus qui s’opposent à ses croyances, à ses préjugés sont dans le paradoxe. Je ne sais plus quel philosophe dit « Les paradoxes d’hier deviennent les préjugés de demain »

    Mireille : Il y a une étude qui a été réalisée avec le concours du ministère de la recherche, le titre en est « Préjugés et Stéréotypes ». Une partie porte sur l’origine du préjugé (le mot préjugé y est peu dissocié de celui de stéréotype). Elle développe trois types d’origines. Une origine socioculturelle : « Les stéréotypes et les préjugés ont une origine socioculturelle. Ils se construisent autour de trois influences majeures; l'éducation qui façonne nos attitudes et nos comportements, les médias qui sont saturés de stéréotypes et l'influence de groupes de référence. Nous évoluons dans un environnement  composé de différents états; la maison, l'école, le travail... Chacun de ces microcosmes se construit autour de valeurs et d'habitudes. ».

    Mais elle explique aussi que les stéréotypes et les préjugés ne sont pas uniquement des phénomènes socioculturels, ils ont aussi une origine cognitive précise : « D'un point de vue cognitif, l'origine des stéréotypes vient de l'impossibilité pour notre cerveau de traiter consciemment la totalité des informations qu'il reçoit. De ce fait, il s'adapte en simplifiant l'information qui lui arrive; un de ces moyens est de catégoriser et de classer les informations. Un processus adaptatif très automatisé; en quelques millisecondes, à partir de caractéristiques physiques par exemple, nous sommes capables d'attribuer une catégorie à une personne. Notre cerveau classe généralement à deux niveaux, soit en différence, soit en similarité; l'information est triée par contraste ou par assimilation. » Si nous sommes honnêtes avec nous même nous ne pouvons pas nier qu’il nous arrive de juger quelqu’un au premier coup d’œil et de lui coller une étiquette. On le fait tous.

    La troisième origine dont elle parle est l’organisation sociétale: « Les individus ont besoin de développer un sentiment d'appartenance à un ou plusieurs groupes. Le phénomène est à double sens; d'une part, nous avons tendance à accentuer notre identification à un groupe de référence, par souci de repères, de structures et d'identité. D'autre part, le regard que nous portons sur les autres groupes est marqué par les différences qui nous éloignent. Exagérer les similitudes à l'intérieur d'un groupe accentue les différences entre les groupes. ». On peut dire qu’ils sont le ciment d’un groupe. Pour se différencier du groupe d’à côté on va créer des stéréotypes : Je suis gardoise, les Auvergnats sont radins, les gens de Lille sont peu accueillants etc. Ils expliquent qu’une des façons de lutter contre ça est d’aller chercher dans le groupe d’au-dessus, le petit groupe gardois va chercher la France, la France va chercher l’Europe etc., l’idée est de sortir du micro-groupe. Ils insistent beaucoup sur la rencontre avec l’autre. Parce qu’en fait, les préjugés les plus nuisibles ne sont pas ceux sur les fraises d’Espagne, c’est quand même ceux du rapport avec autrui qui peuvent conduire jusqu’au meurtre ; dernièrement il y a eu une violente attaque d’une famille juive, l’auteur leur disait « tu es juif tu as de l’argent ». Moi je connais des juifs qui n’ont pas d’argent. J’ai trouvé intéressante cette origine cognitive du préjugé.

    Anne : Hume en a parlé dans « le Traité de la nature humaine ». Quand il parle des préjugés il évoque un  irlandais qui n’aura pas d’esprit, un français qui manque de profondeur etc. enfin, et c’est écrit au 18éme siècle, il dit que « Nos jugements qui portent sur la cause et l'effet proviennent de l'habitude et de l'expérience ; et quand nous avons été accoutumés à voir un objet uni à un autre, notre imagination passe du premier au second par une transition naturelle qui précède la réflexion et que celle-ci ne peut empêcher. » Le préjugé vient spontanément, donc pour le vaincre il y a tout un travail de réflexion, de prise de conscience à faire.

    Pierre : Dans cet exercice de vaincre les préjugés, les esprits les plus coriaces ont trouvé une parade. Madame a évoqué une personne de couleur qui est arrivée major et que finalement ça l’a convaincue que tous les noirs ne sont pas des simples d’esprit, et bien les personnes les plus coriaces qui sont cramponnées à leur préjugé on trouvé une excellente expression : « c’est l’exception qui confirme la règle ».

    Claude : Je trouve qu’à notre époque, avec les moyens de communication qu’on a, c’est quand même plus facile de s’ouvrir et de faire tomber les préjugés qu’au 17éme ou au 18éme siècle. Avec tout ce qu’on peut avoir comme informations on est plus à même de réfléchir.

    Philippe C. : Trop d’information tue l’information.

    Mireille : Dans cette étude dont je vous ai parlé on cite des « médias qui sont saturés de stéréotypes et l'influence de groupes de référence. » Donc la communication, oui, mais elle véhicule aussi les stéréotypes.

    Anne : Je vais citer Montesquieu, j’aime bien parce qu’il prend la voie du milieu : « Il faut bien connaître les préjugés de son siècle, afin de ne les choquer pas trop, ni trop les suivre… J’appelle préjugé, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. »

    Pierre F. : Dans la conversation que nous avons, j’ai l’impression qu’à un moment donné on est passé du personnel au collectif. On a dit que pour qu’une société se forme et tienne il faut un certain nombre de croyances communes sans même savoir la qualité de la croyance. Puis on a dit que dans toute société, il y a une communication qui se fait et il y a des débat qui se font (on le voit bien à travers la télévision etc.), on peut donc se poser la question aujourd’hui : qu’elle est la finalité du discours que l’on tient ? Est-ce qu’on tient un discours inféodé à un certain nombre de forces économiques comme il semblerait que ce soit le cas, ou est-ce qu’une société est en capacité d’apporter la réflexion sur ce que nous sommes aussi bien en société que par nous-mêmes ?  C'est-à-dire l’interrogation philosophique. On voit bien que la manipulation de l’opinion, en quelque sorte, devient un élément de pouvoir ; ça a toujours existé, on croyait à une époque que la terre était plate. Qu’est-ce qui aujourd’hui nous permettrait d’éliminer un certains nombre de préjugés collectifs ?

    Mireille : A propos de cette difficulté à vaincre un préjugé, Einstein dit

    Pierre F. : Dès le moment où on aborde la question de la science mathématique, des sciences physiques, je pense qu’on est plus dans le domaine du préjugé. Les mathématiques sont construites et se superposent, il n’y en a pas une qui devient meilleure que l’autre. Je pense plutôt que dans l’esprit humain il y a cette tentation d’aller chercher quelque part ailleurs du nouveau.  Il n’y a pas de préjugé mais il peut y avoir manipulation : qu’est ce qu’on fait avec l’objet scientifique ? En revanche ce qui m’a beaucoup intéressé tout à l’heure, c’est l’idée de remettre en cause un préjugé. Qu’est-ce qui concourt à faire que l’esprit humain soit paresseux, n’accepte pas de se remettre en question ? Malheureusement, au niveau collectif, si personne n’aide, si nos foutus media, la télévision ne nous aident pas à réfléchir et à se remettre en cause, et qu’au contraire ils choisissent toujours de nous séparer. Parce que dans l’histoire des préjugés on touche à l’unité, le préjugé peu à peu construit des séparations.

    Mireille : Pour vaincre un préjugé Alain préconise la philosophie, pour lui « Philosopher, c’est échapper aux préjugés, dire non à ce qui fut jugé antérieurement à la réflexion. Exercer une activité intellectuelle ou rationnelle, peser soigneusement ce qui vient à l’esprit, dire non aux préjugés, à ce qui est jugé d’avance, avant qu’on ne se soit instruit »

    Dans « Le Monde de Sophie », Jostein Gaarder écrit « L'enfant est sans préjugés, qualité première d'un grand philosophe. Il perçoit le monde tel qu'il est sans idées a priori qui faussent notre vision d'adultes. »

    Et, dans l’étude dont je vous ai parlé tout à l’heure il est dit qu’au niveau cognitif le préjugé « rend manifeste l’existence d’une certaine inertie naturelle de la réflexion critique: il est très paradoxal de penser que l’on a des préjugés car ils ne nous apparaissent pas comme tels mais comme des évidences, des nécessités de la croyance. » et ils faisaient référence à la
    sortie douloureuse hors de la caverne de Platon.

    Nathalie : Le mot « vaincre » me gène, il y a un côté négatif, j’ai l’impression qu’on peut aussi se battre pour un préjugé. Ce qu’un autre peut qualifier chez moi d’être un préjugé, peut me donner de la force pour me battre, pour assumer mes idées, alors que ça va être considéré comme un préjugé pour d’autres. Je me battrai toujours contre les gens qui ont la haine de l’autre, je ne le supporterai jamais : ça peut être un préjugé pour l’autre.

    Claude : C’est le problème des valeurs qui sont un peu des préjugés.

    Catherine : En relisant mes notes, j’ai noté « pas d’éducation donc pas de préjugé », ça m’a étonnée ; « un enfant est sans préjugé » alors ça voudrait dire que c’est la société qui formate ; la société c’est la famille, l’école, l’entourage etc., et on en vient au développement de l’esprit critique pour se construire. Je ne sais pas si on doit vaincre mais on doit remettre en cause ce qu’on nous fait gober.

    Pierre : Je pense que c’est dommage d’abandonner le germe d’idée lancé par Nathalie, à savoir qu’un préjugé n’est pas, dans tous les cas, à vaincre absolument et ça peut être quelque chose de positif et d’utile ; par exemple celui de dire « moi, je défends le faible ».

    Mireille : Mais ça ce n’est pas un préjugé.

    Brouhaha :

    Pierre : En tout cas on peut se poser la question à savoir si le terme de « vaincre » est bien utilisé.

    Mireille : C’est une autre question. Dans l’analyse des mots de la question telle quelle a été posée, ça présume qu’on va parler des préjugés nuisibles.

    Philippe C : Par définition il ne peut pas y avoir de préjugés positifs. Préjuger c’est juger avant les arguments

    Jacques L : Je pense qu’un préjugé induit la question « est-il vrai ou faux ? ». Il demande à être validé.

    Anne : Est-ce qu’au lieu de dire « vrai ou faux » on pourrait dire « bon ou mauvais » ? Il me semble que l’important pour essayer de voir si on peut le vaincre c’est de se poser des questions par rapport à nos propres préjugés.

    Philippe C. : Vaincre un préjugé c’est avoir dessus le raisonnement critique.

    Pierre : Dans les citations que vous avez énoncées tout à l’heure, il a été dit qu’un préjugé est quelque chose qui résiste au raisonnement donc un raisonnement critique ne permet pas de vaincre un préjugé. Je pense que c’est l’évidence, la constatation, le vécu qui seuls permettent de vaincre un préjugé, comme dans l’exemple donné du noir qui est arrivé major. Un raisonnement n’est pas forcément juste, n’est pas forcement de bonne foi. Un préjugé résiste à toutes analyses critiques. Évidemment on devrait pouvoir.

    Philippe C. : On peut pouvoir, c’est ce que Mireille a dit en parlant de la caverne de Platon. La sortie de la caverne c’est ça.

    Pierre : Ma culture s’arrête avant ça, vous nous racontez ce qu’est la caverne de Platon, s’il vous plait. 

    Philippe C. : C’est long mais on peut commencer. Il y a des gens dans une caverne, qui y sont installés, ils ont devant eux le mur, derrière il y a un feu et il y a des gens, des choses,  qui passent devant et ceux qui sont dans la caverne n’en voient que l’image, l’ombre. Donc, il va falloir les faire sortir de la caverne pour qu’ils puissent voir dans la lumière la réalité des choses. Il faut alors que celui qui est sorti de la caverne y revienne pour informer les autres et les convainque de sortir à leur tour.

    Pierre : Donc un raisonnement ne permet pas de résoudre le problème, c’est la constatation, l’expérience.

    Philippe C. : Oui mais il ne faut pas oublier que pour Platon il y a avant tout et au dessus de tout « l’idée » et ça ne se justifie pas par l’expérimentation, il faut atteindre les idées c'est-à-dire monter, or il n’était pas croyant mais il croyait dans ses idées ça c’est sûr.

    Mireille : Et la force de l’inertie qu’on a et dont on parlait tout à l’heure ne nous mène pas à expérimenter, il faut un déclic pour qu’on se rende compte que ce qu’on voit n’est que l’ombre de la réalité où que ce qu’on préjuge n’est qu’une image vraie ou fausse de la vérité. Nous ne sommes pas conscients de nos préjugés.

    Monique : Je parlais de la justice tout à l’heure, il ne faut pas oublier qu’avant tout jugement il y a une instruction. Je crois qu’un préjugé devient mauvais quand on est plus capable de le remettre en question. Même quand un préjugé semble bon, comme disait Nathalie «  les hommes sont bons », à priori c’est vrai, quand on voit les petits enfants on a envie de dire que « tous les hommes sont bons », mais si on est dans un camp de concentration nazi il vaut mieux ne pas le croire. Donc il faut être capable de remettre en question nos préjugés, c'est-à-dire utiliser son esprit critique.

    Pierre F. : La question que je me posais c’est comment discerne-t-on une croyance d’un préjugé ? On peut dire qu’une croyance rassemble, c’est comme ça qu’une société peut se construire, alors qu’un préjugé divise. Il semble aller de soi que seul le raisonnement critique peut nous permettre de nous ébranler. Mais, la frontière entre ce que je nomme croyance et ce qu’on pourrait nommer préjugé me parait relativement floue et nécessiterait quelques éclaircissements.

    Mireille : Ce que j’ai envie de te dire c’est que le préjugé il peut être jugé c'est-à-dire qu’il peut être raisonné, il est vérifiable. Une croyance est à un autre niveau, ce n’est pas vérifiable, c’est du domaine de l’imaginaire.

    Catherine : Je n’arrive pas à comprendre qu’un préjugé soit vérifiable, ça veut dire qu’il est une vérité fixe ?

    Mireille : Non, si on reprend l’exemple de Monique qui avait comme préjugé que les gens de couleurs étaient tous des imbéciles, elle a vu par l’expérience que c’était faux. Alors que si j’affirme « Dieu existe » personne ne peut prouver que c’est vrai ou faux. On peut toujours juger et prouver qu’un préjugé est vrai ou faux, on ne peut pas le faire d’une croyance. C’est la différence que je fais entre ces deux notions.

    Monique : Elles ne sont pas dans le même domaine.

    Jacques : Il y a l’intuition qui nous fait penser que telle chose peut être, c’est ce qui guide les chercheurs. Au départ de la croyance il y a l’intuition. Dans le préjugé aussi il peut y avoir l’intuition.

    Mireille : L’intuition et la croyance ce n’est pas du tout la même chose. Alain qui a beaucoup écrit sur les préjugés dit que « Ce qu'on appelle la première impression, c'est souvent une somme de préjugés. » La première impression, l’intuition sont spontanées, ne sont pas réfléchies.

    Anne : Il ne me semble pas que préjugé est à voir avec un jugement comme tu le dis Monique. Préjugé c’est quelque chose qu’on décrète ou que l’on admet sans réflexion.

    Brouhaha : … c’est un jugement intime… on juge sans réflexion…

    Jacques L ; Dans ton introduction, quand tu as donné l’exemple de la personne agressée dans le RER A, tu as dis que ça mettait en valeur 3 préjugés : sur les magrébins, le RER A et de la jeune fille sans défense ; tu veux dire que c’est cette information journalistique qui va nous pousser à déclencher chez nous 3 préjugés ?

    Mireille : Cette information regroupe 3 préjugés courants donc les renforce : 1, l’événement c’est passé dans le RER A…

    Jacques : Mais l’information relate un fait réel

    Mireille : Oui, dans cet article  du Monde Dissident sur les stéréotypes et les préjugés, on pose la question sur la nécessité et la forme de cette information ; que se passe-t-il dans notre tête quand on lit cette information ? « Ah c’est encore dans ce RER qu’il y a agression, Ah, c’est encore par un magrébin, ah, c’est encore une jeune fille qui ne s’est pas méfiée et tout le monde sait que les filles sont faibles ». Cette information réveille et renforce ces 3 préjugés, ça les ancre. Mon esprit critique devrait dire « c’est dans tous les RER qu’on déplore des agressions, elles ne sont pas toutes faites par des magrébins et les victimes ne sont pas toujours des jeunes filles faibles ». Mais on n’est pas toujours conscient de l’impact sur nous de l’information et des stéréotypes qu’elle peut créer.

    Monique : Effectivement, une information comme celle là quand on vous la met en exergue elle n’a aucune valeur statistique, si on ne parle que d’elle, si on ne parle pas du crime à Chatou etc. on finit par formater l’esprit des gens. C’est une information choisie.

    Catherine : Une information qu’il vaudrait mieux taire parce qu’elle n’a pas d’intérêt général.

    Mireille : Dans cet article après cette information on demande « D’où nous viennent les stéréotypes et les préjugés ? » Notre cerveau va emmagasiner toutes ces informations et ensuite quand, dans le RER A, je croiserai un magrébin j’aurai peur.

    Jacques : Quel est l’outil qui pourrait être donné à l’enfant pour lui fabriquer cet esprit critique, pour lui donner, effectivement, la capacité de lutter contre ses préjugés ?  À l’école, quand on dit à un professeur à la rentrée «  oh, tu vas avoir une classe super », il est établit qu’il va se défoncer et sa classe sera super et il aura des résultats très bons. Il a été établi aussi que lorsqu’on dit à un élève « Tu vas avoir un prof génial », c’est vrai qu’il va avoir des résultats. Quand on dit à un prof «  cet élève est intéressant mais celui là est un chahuteur » il est vrai que le prof va s’intéresser plus particulièrement au premier. Donc c’est le préjugé qui va entamer une vision des choses de cet enseignant sur une partie de sa classe. Comment amener l’enfant à développer son esprit critique ?

    Mireille : Ayant eu 3 enfants et maintenant des petits enfants je répondrai que c’est par le dialogue, il faut amener l’enfant à se poser des questions que seul il ne se poserait pas. C’est pour moi le fondement de la pédagogie. La façon de le faire sera différente suivant l’enfant que vous avez devant vous.

    Marie Christine : On parlait de Platon mais il y a Socrate, son mentor, qui dispensait ce qu’on appelait la maïeutique, qui consiste faire accoucher la pensée des gens. Il n’avait pas de doctrine, il faisait de la philosophie en posant des questions. Ces questions ont dérangé au point qu’on l’a tué.

    Mireille : C’est une méthode très pédagogique.

    Jacques L : Pour continuer avec les enfants, il y a quand même un préjugé qui a cours c’est qu’il est postulé que les enfants doivent écouter leurs parents. Or, les enfants sont faibles vis-à-vis de leurs parents, tu disais tout à l’heure qu’il fallait défendre les faibles, c’est le premier point. Le deuxième point c’est que ça peut être discuté parce que on a dit tout à l’heure qu’il y avait des parents qui laissaient les enfants regarder trop la télévision et d’autres qui l’interdisaient, alors quelle est la solution ?

    Brouhaha :

    Anne : On va peut être en rester là.

    Fermeture du débat par Mireille

    Jugements de valeurs, lieux communs, banalités, opinions, stéréotypes, clichés, préjugés, idées reçues, stigmatisations, phrases cousues en fonction des espaces dans lesquels elles sont employées. Nous avons tous en tête des stéréotypes et des préjugés qui façonnent nos pensées. Nous avons beau nous en défendre, argumenter ou prendre le contrepied des idées reçues, difficile de s'en détacher; pour la simple et bonne raison que nous sommes constitués de ces préjugés.

    Je terminerai par un extrait de l’article de Charlotte Duperray sur ce sujet :

    «Les arabes sont agressifs, les noirs sont joyeux, les asiatiques sont travailleurs, les femmes sont douces et sensibles. Je suis seule dans le métro, une bande de jeunes garçons rentrent dans le wagon, je prends peur. Je n'ai pas fait de classe préparatoire donc je ne me sens pas à la hauteur. Je suis africaine donc je danse bien.» (...) 

    Les clichés costument les genres et les gens. Ils façonnent et nourrissent l'imaginaire populaire. Nous avons tous (testez vous !) des préjugés et tous, nous en suscitons. Ils font partie de nous, de notre environnement social et en cela, ils sont structurants. Lutter contre les préjugés ? Compliqué. Néanmoins, lutter contre la négation qu'ils engendrent est une bataille fondamentale. Les Nations Unies ont écrit pour cela une déclaration sur la race et les préjugés raciaux. Et des personnes luttent quotidiennement au sein des associations. Rokhaya Diallo, membre des Indivisibles, confie à quel point les préjugés réduisent les identités. Selon elle, reconnaître et être conscient de ses propres préjugés est une manière de gagner en estime de soi. Or, l'estime de soi permet de réduire ses préjugés à l'égard des autres.

    Actuellement, les médias s'interrogent sur l'efficacité des statistiques en termes de lutte contre les préjugés. Si ce n'est par les chiffres, le simple fait d'assumer ces petites bêtes qui nous collent à la peau, peut être une manière de positiver.

    Rokhaya Diallo est la Présidente de l’association les Indivisibles, cette productrice de dessins animés, 30 ans, prône un antiracisme ludique.

    Poème lu par Anne

    Poème de Victor Segalen, tiré des  « Stèles » du cycle chinois.

     

    « Perdre le midi quotidien »

     

    Perdre le midi quotidien ; traverser des cours, des arches, des ponts ; tenter les chemins bifurqués ; m’essouffler aux marches, aux rampes, aux escalades ;

    Éviter la stèle précise ; contourner les murs usuels ; trébucher ingénument parmi ces rochers factices ; sauter ce ravin ; m’attarder en ce jardin ; revenir parfois en arrière,

    Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel.

                                                                                      *

    Tout cela – amis, parents, familiers et femmes, - tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites ; pour oublier quel coin de l’horizon carré vous recèle,

    Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater.

                                                                                        *

    Mais, perçant la porte en forme de cercle parfait ; débouchant ailleurs : (au beau milieu du lac en forme de cercle parfait, cet abri fermé, circulaire, au beau milieu du lac, et de tout,)

    Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, - pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu

    Qui est moi.

     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 29 octobre (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « Qu’est-ce la quête de soi ? »

    Le thème choisi pour  novembre est  « Le respect ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


    1 commentaire
  • 5 à 7 Philo du dimanche 28 mai 2017 : 10 participants 

    L’homme est-il violent par nature ?

    Introduction  par Anne

    Analyse des termes de la question

    Homme : (j’exclus  l’opposition homme/femme, même si on a tendance à définir l’homme mâle comme plus violent que l’homme femelle. Lire « Masculin/féminin » de Françoise Héritier)

    Gd Larousse :

    - Primate caractérisé par la station verticale, par le langage articulé, un cerveau volumineux, des mains préhensiles, etc.

    -  Un des primates qui ont précédé l'espèce humaine actuelle ; hominien : L'apparition des premiers hommes.

    -  L'espèce humaine considérée de façon générale : Origine de l'homme.

    -  Être humain : Les hommes en société.

    Violent    (du latin violentus). Étymologiquement, la violence est liée à la force (vis, du sanscrit vir) et elle l'est sémantiquement au "viol" (faire violence).

    Gd Larousse :

     Adjectif placé avant ou après le nom : 1) Se dit de ce qui a une force impérieuse et brutale, terrible : une violente tempête, un coup violent.  2) Se dit de ce qui est relativement soudain et d’une intensité extrême : un désir violent, faire de violents efforts. 3) Se dit d’une couleur, d’un son, d’un goût…très marqué, qui frappe intensément les sens : un violent contraste, un parfum violent.

    Placé après le nom : 1) Se dit de ce qui est excessif, vexant, fort : c’est un peu violent.  2) Se dit de quelqu’un, de son comportement qui fait preuve d’une grande brutalité. 3) Qui agit avec une rapidité et une force extrême : un poison violent.

    Adjectif et nom :  Se dit de quelqu’un qui est enclin à user avec brutalité de sa force physique, qui est emporté, enclin à utiliser des armes : il est violent, c’est un violent.

    Code civil : Yves Michaud, dans un exposé sur la violence en donne la définition du code civil : Actes d’intimidation verbale (insultes, menaces) et en actes.

    Définitions philosophiques de la violence :

     Phénomène qui s'impose à un être contrairement à sa nature ;
     Phénomène qui s'exerce avec une force impétueuse contre tout ce qui lui fait obstacle
     Sentiment ou acte, auxquels se joint presque toujours l'idée qu'il s'agit d'impulsions échappant à la  volonté (passion violente, violent désir) ;
     Personne (ou caractère) qui se comporte d'une manière violente contre ce qui lui résiste.

    En ce qui concerne la Morale, la Violence est "toute atteinte à la personne humaine, soit de la personne sur elle-même, soit sur celle d'autrui, soit d'une autre sur elle, ce qui vaut donc pour tous les individus les uns à l'égard des autres et des groupes humains, petits ou grands, les uns envers les autres." Ce dictionnaire cite de nombreux auteurs : pour certains, la violence est inhérente à la nature de l'homme (Machiavel, Hobbes, Hegel, Nietzsche, Freud), pour d'autres, elle provient de la vie sociale (Rousseau, Proudhon, Bakounine, Stirner,  Marx, Sorel, Lénine, Marcuse).

    La référence est Aristote, qui, en « opposant le mouvement violent ou forcé au mouvement naturel » considère qu'est violence « tout ce qui, survenant de l'extérieur, s'oppose au mouvement intérieur d'une nature. »

    Paul Ricœur définit la violence « en tant que destruction par quelqu'un d'autre de la capacité d'agir d'un sujet. »

    Nature :

    Cnrtl :

    1. Ensemble de l'univers, en tant qu'il est le lieu, la source et le résultat de phénomènes matériels.

    Biol. Force spécifique au vivant. Pour Claude Bernard, « On peut dire certainement qu'il y a dans les êtres vivants la force vitale qui donne à l'être son évolution, sa forme. Cette forme est indépendante de la matière; c'est le pouvoir législatif qui est au-dessus de la matière et qui la dispose; mais le pouvoir exécutif de cet arrangement est tout à fait matériel et physico-chimique (...). La nature intervient donc avec ses propriétés comme une force exécutive de toute idée. » 

    Définition philosophique :

    Principe (caché, immatériel) de production et de génération. Nature des choses. Ordre nécessaire ou gouverné par une finalité.

    Nature humaine : Ensemble des caractères qui définissent l'homme, considérés comme innés, comme indépendants à la fois des déterminations biologiques et des déterminations sociales, historiques, culturelles. Sainte-Beuve: « La civilisation, la vie, est une chose apprise et inventée (...). Les hommes après quelques années de paix oublient trop cette vérité; ils arrivent à croire que la culture est chose innée, qu'elle est la même chose que la nature. La sauvagerie est toujours là à deux pas, et, dès qu'on lâche pied, elle recommence. »   

    Dispositions psycho-physiologiques dominantes qui déterminent la personnalité d'un individu. Synon. Complexion, naturel, tempérament.

    Présentation

    Les définitions philosophiques de la violence, et surtout les définitions philosophiques modernes, mettent l'accent sur une critique de la violence. Est-elle toujours condamnable ?

     Pour une société donnée, la "subversivité" de la violence vient-elle mettre en danger la loi existante, ou bien la loi a-t-elle été faite pour juguler une violence première ?

    Doit-on y voir une donnée de la nature humaine ou un produit de l'existence socio-culturelle ?

    Débat

    Mireille : En fait la question est « est-ce que la violence est innée ou acquise ? » on peut se poser la question de cette façon là. Tu as cité Hobbes etc. les avis des penseurs sont très partagés. L’origine de cette violence humaine est depuis longtemps débattue par les philosophes, les sociologues ou les psychologues. Deux grandes thèses s’opposent. Pour Thomas Hobbes  «l’homme est un loup pour l’homme», par nature. Des passions naturelles pousseraient l’homme à violenter et à porter préjudice à son égal. Une société réglementée aurait pour vocation de pacifier la vie de groupe. Pour Jean-Jacques Rousseau: l’homme est bon, c’est la vie sociale qui creuse les inégalités qui peuvent conduire à la violence. L’homme est rendu violent par la vie sociale.

    J’ai aussi trouvé intéressant de regarder comment les religions monothéistes abordent le concept de violence. La Loi du Talion est une des plus ancienne loi qui remonte au royaume de Babylone, c’est une forme de violence censée éviter toute escalade. On la retrouve dans la Thora « Mais si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. » et dans le Coran « Âme pour âme, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, le talion pour les blessures. ». Dans la Bible, Mathieu dit « Vous avez appris qu’il a été dit : « œil pour œil et dent pour dent ». Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. » Il y a une évolution dans la façon de réagir à la violence.

    Philippe C. : Sauf que le Coran vient après la Bible ce n’est pas une évolution...

    Pierre : Je voudrais d’abord régler le compte de nature et culture, de l’inné et l’acquis, parce que je pense que dès lors qu’il y a une organisation il y a de la culture. A partir du moment où les hommes ont été organisés en groupe il me semble que constamment l’homme a évolué entre nature et culture contenant l’un et l’autre. Je ne vois pas comment on peut séparer l’inné et l’acquis.

    La deuxième chose que je voulais dire, étant de nature optimiste, je dirais qu’effectivement, la question de la violence va tout droit chercher la question de l’être c'est-à-dire « qui suis-je ? », parce que dès que la question du « qui suis-je ? » se pose je pense qu’il y a alors tout un travail intérieur pour aller extraire la violence qu’on a en nous. Alors pourquoi l’avons-nous en nous ?, c’est la question.

    Michèle : Il y a une violence qui est extérieure et une violence intérieure. La violence extérieure elle n’est pas naturelle : tout ce qui est guerre, conflit, tout ça c’est bien culturel ; et puis il y a une violence intérieure qui est plus ou moins consciente. Pourquoi est-ce qu’on adhère ? Alors, ce que ce qui a trait à l’inconscient est-ce naturel ou culturel ?

    Philippe C : J’ai trouvé une étude extrêmement importante de José Maria Gomez, écologue à la Station des zones arides d’Almería, il a écrit 3500 articles sur la violence létale chez les animaux, et 1000 articles sur la violence létale chez l’homme. Michel Raymond du CNRS de Montpellier dit que c’est l’étude la plus complète sur le sujet. Il dit que tout ça part du vieux mythe du Paradis Perdu et de l’époque lointaine où l’homme primitif aurait vécu en harmonie avec ses semblables et la nature. C’est cette notion qui va être mise à mal secondairement. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir l’évolution de cette violence. On constate, d’après les études de José Maria Gomez, qu’il y a eu une période où la violence a été extrêmement importante c’est au Moyen Age ; Et ensuite, contrairement à ce qu’on croit, elle a été en diminuant. Il parle de la violence létale, c'est-à-dire celle qui tue, le meurtre. Il en cherche les causes, toutes les explications, il y en a beaucoup, on reviendra certainement là-dessus.

    Et puis il y a un monsieur que j’aime beaucoup, c’est Konrad Lorenz qui a fait beaucoup d’études sur la violence animale, qu’il compare très souvent avec la violence humaine, en montrant les différences ou les similitudes.

    On s’aperçoit que dans toute l’évolution humaine depuis nos origines jusqu’à maintenant, on a l’impression qu’il y a toujours eu la nécessité pour l’homme de se défendre, mais sa violence propre qui est indiscutable et fait partie de sa nature comme chez tous les êtres vivants. On s’aperçoit qu’elle décroit au fur et à mesure que l’homme se socialise. On rejoint la culture dont tu parlais, à partir du moment où il y a une socialisation qui se fait et où il y a des règles instaurées, effectivement la violence létale diminue. Même si aujourd’hui on nous bourre le crâne d’informations sur les meurtres aux Etat Unis, l’utilisation des armes etc., il n’empêche que proportionnellement à la population le nombre de meurtres diminue sans cesse. Je crois que c’était de l’ordre de 6 pour 10 au départ et maintenant on est à peine à 1, 1,5 pour 10.

    Anne : Tu parles de meurtres ou aussi de guerres ?

    Philippe C. : Tout confondu. C’est quand même impressionnant parce que, par rapport à la population en croissance importante, pourtant la violence diminue.

    Janine : Ce que tu disais, Pierre, finalement c’est vrai. Ils ont remarqué dans d’autres études que quand l’homme nomade se sédentarise, la violence diminue forcément puisqu’il y a des règles qui s’instaurent dans le groupe.

    Anne : Ça rejoint un petit peu l’histoire de la loi : est-ce que c’est la violence qui est là d’abord et la loi qui vient pour la contraindre, ou est-ce qu’il y a des lois et la violence qui vient les bousculer ?

    Philippe C. : Les deux existent et c’est important en particulier au Moyen Age où c’est la notion socio-politique : le fief, le vassal, le suzerain. Et ça a été une montée de la violence.

    Mireille : Je reviens sur la violence chez les animaux. Des chercheurs espagnols ont étudié la question sous un nouvel angle, par la biologie de l’évolution. Ils observent que la violence est pratiquement inconnue chez certains animaux, comme les chauves-souris ou les baleines. Ils déduisent de leur étude que la violence entre membres d’une même espèce est une caractéristique particulière des primates, ordre dont nous faisons partie.

    Anne : Henri Laborit a dit à ce sujet - je ne suis pas sûre qu’il ait raison parce que la connaissance des animaux a évolué depuis, enfin, parlant de l’homme : « Aucun autre mammifère ne tue les membres de son espèce ».

    Brouhaha : Ce n’est pas vrai… c’est un peu idéaliste...

    Pierre : Pour prendre un exemple très concret, si on prend le lion et la lionne, quand le mâle quand veut s’approprier une femelle, si elle a des petits il les tue.

    Michèle : Ce que tu dis du Moyen-âge, Philippe, c’est très juste, c’est un constat historique. Pour moi ça n’explique pas la violence qu’on a chacun au fond de nous. C’est celle là qui m’interroge : Pourquoi on a tous, à un moment, des élans violents. Alors évidement on ne va pas tuer son voisin, mais est-ce que la violence qu’on a est moins forte que celle de quelqu’un qui va tuer son voisin ?

    Philippe C. : Je vais essayer de répondre. « Chaque individu poursuit sa conservation poussé par trois passions fondamentales : la peur de la mort violente, la soif du pouvoir et la défiance à l’égard d’autrui possible agresseur, la peur de l’autre ». C’est vraiment l’origine de la violence et tous les animaux ont cet instinct de conservation.

    Michèle : C’est donc la peur de l’autre entrainant la violence qui serait naturelle ? Mais il n’y a pas de raison. Pourquoi la peur de l’autre serait-elle naturelle ?

    Philippe C. : Parce qu’il faut survivre.

    Brouhaha : … c’est la peur de la mort… ça vient du cerveau reptilien…

    Pierre : Mais quand même, il faut faire son sort des débuts de l’origine de l’humanité, parce que finalement on a toujours eu le sentiment que, par l’instinct de conservation, l’homme se trouve dans un milieu hostile, qu’il y a des animaux dangereux, et donc qu’il va falloir pour se conserver en vie, non seulement se protéger mais éventuellement développer une force d’opposition et donc de construire des outils qui vont tenter d’aller au-delà des capacités des animaux aptes à nous attaquer. Donc, je dirais que l’instinct de conservation m’apparaît premier. Ce qu’il y a maintenant c’est : Comment se fait-il qu’il y eut un passage entre la conservation de soi dans un monde animal, à la conservation de soi dans la cohabitation avec d’autres hommes ? Et ça c’est vraiment la question que je me pose.

    Philippe C : C’est la socialisation. À partir du moment où les groupes s’étendent, rentre la notion de respect où il faut aménager et donc créer des lois. Les tout débuts de la philosophie c’est ça, et le pouvoir politique au sens grec du terme, c'est-à-dire le moment où il faut édicter des lois pour vivre à peu près en paix, sans agressivité entre eux.

    Nathalie : Ce que je trouve étrange c’est que l’homme a prit très vite conscience de sa violence, de sa brutalité. Il accuse les dieux, le mythe de l’Eden, Caïn et Abel etc. On a l’impression qu’il a toujours cherché à se dédouaner. Ce sont les dieux qui étaient violents et méchants.

    Pierre:Mais à ce moment là, j'ai l'impression qu'il y a un autre sujet qui est la question du pouvoir. Est-ce das la nature de l'homme d'aimer le pouvoir? Parce que; dès le moment où il aile le pouvoir, forcement, l'autre au lieu d'être un compagnon d'existence va être quelqu'un qui va s'opposer à lui,qui va contester son pouvoir. Il va donc lui falloir trouver une méthode de coercition lui permettant de conserver son pouvoir. C'est pour ça que j'ai bien aimé le livre de Pierre Clastres:"Sociétés sans état". Il s'est avéré qu'à un moment donné il y a eu des systèmes tribaux où on pouvait considérer qu'il n'y avait pas d'état. Levy-Strauss a fait des études là dessus; mais il y avait des contreparties compliquées parce que par exemple le meilleur chasseur avait droit sur les femmes. Je voulais donc associer violence et pouvoir.

    La deuxième chose, je reviens sur ton propos, quand tu dis que la violence meurtrière décroit quand elle s'adresse d'un homme à un homme, en revanche je pense que nous avons développé des formes de sociétés où la violence s'exprime d'une autre manière, par la faim, par la soif, par le pillage des ressources naturelles, par la guerre évidemment, qui conduit les hommes à dépérir, à mourir. cette violence là n'est pas faite directement, c'est ça la grande critique de l'ultra libéralisme, de l'impérialisme économique. c'est qu'on a bien des méthodes pour liquider les gens tranquillement au nom de la liberté. Peut-être que le meurtre direct perd de sa force, mais le meurtre indirect est toujour là et je dirai autant si ce n'est plus puissant qu'avant.

    Mireille : Je voudrais revenir sur ce que tu disais, Michèle, sur la raison de la peur d’autrui. J’ai lu dans un article sur Sartre « Chez Sartre, l’existence même d’autrui est violence en ce qu’il porte un regard, une objectivité sur moi. Cette violence me permet néanmoins d’entrer en communication avec autrui. » Il y a l’instinct de survie physique, mais aussi psychologique : ce que je suis.

    Je me suis posée la question sur la différence ou le lien qu’il y a entre violence et agressivité.

    Philippe C. : Alors c’est là que c’est important, c’est là que je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi. Il faut faire une différence entre homme et femme, la femme n’a pas tout à fait la même conception de la violence que l’homme, et elle n’a pas été élevée dans ce même esprit de la force dite virile qu’on trouve chez les grecs, les romains et bien avant. Or, on s’aperçoit que politiquement les femmes apportent de l’apaisement dans les sociétés, sauf lorsqu’elles sont envahies par l’orgueil, la passion ou le désir du pouvoir. Il n’empêche que toutes les sociétés ont protégé les femmes et surtout les ont empêché de se mêler de politique.

    Mireille : Alors quelle différence tu fais entre violence et agressivité ?

    Philippe C. : On peut reprendre Freud, mais là c’est constitutif, c’est la pulsion, pulsion de vie, pulsion de mort. Il faut reprendre Freud de A à Z avec ce qu’on peut en accepter, ce qu’on peut en comprendre et ce qui en a été critiqué par d’autres sur cette notion d’agressivité. Mais pour Freud elle est constitutive de l’être humain, s’il n’y a pas d’agressivité on n’existe pas.

    Anne : S’il n’y a pas d’agressivité peut-il y avoir de la violence ?

    Philippe C. : Oui, mais à ce moment là on entre dans le domaine de la pathologie.

    Pierre : J’étais entrain de m’interroger sur la question du pouvoir. Je me disais qu’effectivement la femme là dedans c’est vrai, quand tu disais qu’il y a un certain nombre de constantes qui sont de la nature de l’homme : il y a la conservation de l’espèce et il faut bien que la femme est un rôle à jouer ; donc dans un groupe les hommes vont se disputer à ce propos, s’il manque des femmes tant pis pour ceux qui n’en ont pas ; mais si moi j’ai envie d’une femme, mon vieux , il faut que tu te tiennes tranquille. On se rend compte combien la question du pouvoir, la prise en otage de la femme pour faire vivre la continuation de l’espèce, a sans doute été constitutif de pouvoir et de violence.

    Michèle : Il me semble que la violence est la cause première de certaines émotions et désirs,  comme le désir de pouvoir, la jalousie ; elle me semble être une cause plutôt qu’une conséquence. Dans les sociétés sans pouvoir, sans état, les sociétés anarchistes il y a toujours des dominants qui émergent à un moment où un autre.  L’histoire de l’égalité parfaite dans une société d’êtres humains c’est vraiment sur des temps très courts et un petit nombre d’individus. Alors, oui, on dirait que la nature humaine est dans cette histoire de hiérarchie. Dès qu’il y a un groupe d’individus il y a une hiérarchie, comme chez les chiens ou les loups, il y a le dominant et tout ce passe bien à partir du moment où tout le monde respecte sa place dans la hiérarchie, et si tout le monde respecte sa place la violence s’arrête.

    Philippe C. : Ça c’est du Marc Aurèle par excellence.

    Mireille : En fait la violence est une pulsion, qui s’exprime par une force physique ou verbale, elle provient d’une blessure, d’une agression qu’on a eue ou qu’on croit avoir eue.

    Jocelyne: C’est la volonté de domination, de pouvoir.

    Mireille : De la volonté de pouvoir sur l’autre ou celle de se défendre de l’autre

    Philippe C. : Se défendre c’est la violence légitime.

    Mireille : Jusqu’à quel point elle est légitime ?

    Philippe C. : Ah, reste à définir ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Ça fait partie des interrogations au sujet de la violence.

    Pierre : Il me semble qu’une révolution est entrain de se produire en ce moment, elle vient avec Freud de la question de la conscience. Il y a tout un tas de nouveaux mouvements qu’on appelle la sociocratie, la gouvernance partagée, on a l’impression qu’il y a un mouvement de fond qui se pointe en ce moment de la part de minorités où on va tenter de s’accorder les uns les autres dans une forme de gouvernement, où on essaie de faire en sorte qu’aucune personne ne soit laissée de côté. Il me semble que justement ces tentatives, on le voit à travers du projet de l’éco-hameau, comment cette question de la gouvernance est au cœur de ces tentatives nouvelles. Le mouvement de Pierre Rabhi, le Colibri, produit un certain nombre de textes de chartres relationnelles pour tenter de mettre fin à l’exclusion. Il y a aussi tous ces mouvements de non-violence. Ce qui ressort aujourd’hui, par exemple, c’est ce qu’on appelle le consentement. Le consentement c’est quand, dans un groupe, sans que nécessairement tout le monde le monde soit d’accord, il n’y a pas de frictions majeures. Il me semble que, même s’il y a une manipulation au niveau des grands groupes, des multinationales, dans les groupes humains à l’heure actuelle se posent quand même cette question là, qui est pour moi une grande révolution. Ça renforcerait ce que tu disais que « l’humanité progresse, avance, elle va quelque part ». Aujourd’hui cette question là me paraît être la préoccupation de nombreux groupes.

    Mireille : C’est quand même celle d’une minorité, mais c’est sûr, une minorité agissante.

    Anne : Ce n’est peut-être vivable que dans les petits groupes.

    Mireille : Pour rebondir sur ce que tu disais, que depuis le Moyen-Age la violence létale a diminué, j’ai lu un article dans la revue Labyrinthe titré « comprendre la violence » : « Il y a incontestablement plus de violence en ce sens qu’elle est plus visible — continuellement mise en spectacle par les médias — et surtout que son seuil de tolérance s’est considérablement élevé. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’elle soit plus présente dans les comportements — statistiquement, elle a décru. » C’est vrai que j’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de violence aujourd’hui qu’il y a quarante ans.

    Michèle : Il y a des guerres.

    Anne : Parce qu’on le sait, et si on écoute en boucle les chaines d’info par exemple, c’est la même info mais qui revient toute la journée, on a l’impression qu’il n’y a plus que ça.

    Mireille : Ce qu’il y a d’intéressant, c’est le seuil de tolérance : on s’habitue.

    Anne : On s’y habitue et ça peut être générateur de violence.

    Michèle : On s’y habitue mais en même temps ça fait des coups dans l’émotionnel, c’est difficile devant certaines images de rester détachés.

    Nathalie : Beaucoup de gens ne s’en préoccupent plus de ces images ils passent à côté. On s’habitue à leur violence. La violence est devenue quelque chose de complètement banal.

    Mireille : Dans les journaux il n’y a pas d’image, par contre s’il n’y a pas de récit de chiens écrasés ils n’achètent pas le journal.

    Anne : Dans les définitions de la violence il y avait celle donnée dans le code civil « la violence en paroles et en actes », alors ces chaines d’info ce n’est pas de la violence matérielle, c’est de la violence psychologique.

    Nathalie : On l’a bien vu ces derniers mois, le jeu sur la peur des gens. 

    Jocelyne : Ce que je trouve grave c’est l’impact que ça a sur les jeunes enfants. J’étais il y a quelques jours chez mon fils, mon petit fils de cinq ans et demie me dit « Mamie tu sais ça va être la guerre » et pourtant il n’a pas la télévision, c’est ses copains d’école qui en discutent. Quel stress pour des gamins, quelle violence !

    Nathalie : Ce qui est complètement aberrant, ce sont les jeux vidéo qui sortent. On est loin du jeu vidéo d’autrefois, aujourd’hui on a vraiment l’impression d’assister à un truc totalement réel. Les gamins, comme certains adultes, regardent les actualités comme un divertissement. La violence est devenue un jeu. Ça c’est choquant.

    Marie Claude : La violence ça ne conduit pas forcément à l’anéantissement. Il y a une violence sourde qui me semble de plus en plus importante. Je trouve qu’il y a tellement de violence dans tout ce qui se passe actuellement, et ce ne sont pas des gens qui meurent, mais c’est dans tout, il y a le pouvoir de l’argent qui divise la société, la situation des migrants etc. Il y a une violence continuelle qui n’est pas la violence létale, qui est une autre forme de violence qui, moi, me prend à la gorge presque plus que lorsque j’entends qu’il y a eu un attentat.

    Nathalie : On parlait d’image tout à l’heure. L’image du petit gamin qui est mort sur la plage, qui est vraiment terrible, a quand même alerté et éveillé les consciences et pourtant certains ont écrit «  c’est bon, on fait de la propagande avec ce petit gamin ». Mais, mince, c’est quand même un gamin qui est mort pour échapper à la violence et c’est ici qu’on s’est senti agressé par cette image. Avec la télé et les média, tout ce qui est violent et ne nous concerne pas est souvent interprété comme une agression.

    Mireille : On en revient au seuil de tolérance dont parlait l’article de viewuniversal.wordpress que j’ai cité précédemment. J’y ai réfléchi et me suis dit qu’en fait c’est très subjectif. Je prends un exemple : j’ai une copine qui ne connaissait pas Grand Corps Malade, je lui ai prêté le CD et elle me l’a rendu en me disant « ça ne me plait pas c’est trop violent » ; J’étais étonnée car pour moi Grand Corps Malade c’est tout sauf violent. Je l’ai réécouté en essayant de comprendre  et à part peut-être certains rythmes, je ne vois pas où elle a pu ressentir de la violence. C’est pour dire que le ressenti de la violence et notre seuil de tolérance sont très personnels. Il dépend de notre vécu, de notre éducation etc. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui le seuil de tolérance à la violence est très haut.

    Nathalie : Les gens paient même pour aller au cinéma pour se faire peur. Il n’y a plus rien qui leur fasse suffisamment peur. On a l’impression que la violence n’atteint plus, où alors il faut être touché dans sa chair.

    Anne : Je ne suis pas tout à fait sûre que la majorité des gens soit à un seuil d’acceptation de la violence de plus en plus haut, mais peut-être c’est qu’on se sent impuissant. Comment réagir, que faire par rapport à ça ?

    Brouhaha :

    Nathalie : (patronne du café où on est) C’est peut-être parce que je suis confrontée à beaucoup de gens, ces derniers mois, on a entendu des choses hallucinantes. Vous, vous êtes reposants. Regardez autour de vous : les gens n’ont aucune empathie, je me fais insulter parce que je fais de l’humanitaire. Je vous jure il n’y a plus aucune empathie. Vous, vous côtoyez des gens qui réfléchissent.

    Marie Claude : Je suis d’accord avec elle.

    Nathalie : Par exemple vous vous mettez sur la terrasse et vous regardez le rond point. Ici tout le monde a la priorité, ça va dans tout les sens. On met une pancarte au milieu, tout le monde ralentit donc ils ont bien conscience que c’est un rond point. On enlève la pancarte et alors ça n’arrête plus les noms d’oiseaux, les incivilités. Si tout le monde se respectait ça se passerait bien. Ça fait dix ans qu’on est là, ça fait dix ans qu’on l’observe et c’est de pire en pire. Sur le parking le gamin de vingt ans ne va pas hésiter à donner une baffe au papy qui n’a pas réalisé qu’il lui piquait sa place, on l’a vu.

    Brouhahas :… agressivité… incivilité… non respect…

    Pierre : Il faudrait essayer de faire la part des choses c’est-à-dire il y a des mouvements d’apparence contradictoires. Regardez en Inde, pour la première fois il y a un mouvement de femmes qui proteste contre le viol, et pour la première fois une chambre de députés commence à se dire qu’il serait peut être temps de punir et faire passer dans la loi ce comportement qui jusqu’à présent était considéré comme tout à fait normal. On a l’impression qu’au niveau d’un état il y a un mouvement de prise en compte de cette violence. Il est possible que le seuil de tolérance d’une population ou d’une société s’abaisse peu à peu. Mais, je suis quand même d’accord avec toi Nathalie : on va dire « Star Wars », mais, mon dieu, moi au bout d’une demi heure je mets le CD à la poubelle, parce que c’est la violence, la guerre, la violence, la guerre et ça s’entre tue à longueur de minute. On entretient un climat de guerre et de violence.

    Mireille : Ça a commencé avec « Orange Mécanique », ce n’est pas d’aujourd’hui.

    Anne : Tu me coupes un peu l’herbe sous le pied parce qu’il y a un truc que je voulais dire tout à l’heure, c’est que Star Wars et autres pompent abondamment dans les grands mythes indiens, le Ramayana et autres. Cette violence existe dans toutes les civilisations, il y avait l’Iliade etc.

    Mireille : Cela veut dire qu’on revient en arrière, qu’on n’a pas évolué mais juste adapté à notre époque ce besoin de violence d’autrefois.

    Nathalie : Ce que je trouve étrange c’est que dans l’évolution de notre société, comme on le disait tout à l’heure, à une époque on s’est dédouané de notre violence sur les dieux, Satan etc., et aujourd’hui  où de moins en moins de gens vont à l’église, où il y a cette perte de spiritualité, où on ne craint plus Dieu, j’ai l’impression qu’on va de plus en plus vers l’indifférence et la violence. A la limite, j’ai l’impression, malgré tout, qu’au Moyen-Age la religion permettait d’avoir, dans le groupe,  un regard sur l’autre, alors qu’aujourd’hui on fonctionne en tant qu’individu.

    Janine : Dans ce que tu dis, au Moyen-Age ils avaient peur de la punition.

    Brouhaha :         

    Janine : Et pour continuer, à notre époque lorsque j’ai vu à l’entrée de l’école le grand panneau « droit de l’enfant », je n’y ai pas vu le mot « devoir ». Je n’ai pas apprécié du tout. Qu’est-ce qu’on leur apprend ? Le droit.

    Anne : Ce qui explique peut être en partie tous ces comportements d’incivilité  parce qu’on ne parle que des droits.

    Nathalie : Et ça engendre énormément de violence.

    Anne : Tocqueville quand il avait étudié la démocratie américaine, avait un petit peu prévu cette évolution là, c'est-à-dire l’individualisme qui allait de plus en plus s’installer.

    Brouhaha : (échange sur la rapidité du changement de mentalité depuis 40 ans, la politesse ; le fait de se dire bonjour)

    Mireille : Pour revenir sur la résistance de certaines minorités dont tu parlais Pierre et sur l’éducation ; cette nuit en zappant, je suis tombée sur une émission en cours dont hélas je n’ai pas retrouvé le replay. C’était un documentaire d’Arte sur la méditation, nous en parlions la dernière fois. Il s’agissait de recherches en neuroscience sur le cerveau de l’homme en état de méditation. Ils ont observé de fortes modifications dans la structure du cerveau, et que la méditation reconstruit littéralement la matière grise. Partant du principe que le cerveau de l’enfant est malléable et immature, ils ont testé la méditation de pleine conscience dans une classe de maternelle amenant les enfants à l’empathie, le contrôle des émotions et l’optimisme. Le résultat a été plus que positif : chez 81% des enfants ils ont observé une augmentation  de leur autorégulation et de leur intelligence émotionnelle. Un programme pédagogique a été mis au point : le MindUp, c'est-à-dire élévation de l’esprit. C’est maintenant répandu aux Etats Unis et commence à arriver en France. Ils se sont rendu compte qu’après un court temps de méditation de pleine conscience tous les matins, les enfants apprennent mieux mais sont surtout beaucoup calmes et plus sociables. C’est pour dire que tout est question d’éducation, et d’éducation non pas à 16 ans mais dans la toute petite enfance.

    Quand je pense que Daesh arme des enfants de 3, 4 ans, qu’est-ce que ça va faire après ?

    Je ne suis pas sûre que la violence soit innée même si on a des relents du passé. On naît terre vierge et selon ce qu’on va nous planter on va avoir du bon grain ou de l’ivraie. D’ailleurs on dit d’un délinquant « c’est une mauvaise herbe ».

    Pierre : Je voudrais revenir sur ce que tu as dit Nathalie. Je ne confondrais pas religion et spiritualité. La religion, on pourrait dire, est une idéologie de pouvoir, de croyance. Dans la spiritualité je pense qu’il y a la tentative de retrouver des racines, on pourrait presque dire dans le paganisme ; la Terre Mère, le Père Soleil, ce sont des termes qu’on retrouve toujours ; je dis ça parce que dans le cadre de notre projet on a un groupe de 30 à 40 personnes  qui reviennent à la maison. Il y a une mixité d’âges extraordinaire, et à ce moment là, le langage donné qui se trouve à travers le chant, la pratique de l’improvisation, au travers de la danse - on pourrait dire des danses sacrées, on a l’impression qu’il y a aujourd’hui un ferment chez les jeunes, comme chez les personnes plus âgées, pour tenter de reprendre pied et d’inventer des attitudes qui mettent la problématique de la relation des uns avec les autres comme quelque chose de central. Et, je peux vous dire que là nous étions une quarantaine en Bretagne, ils sont 80 dont au moins la moitié de jeunes, et donc, il y a une ferveur dans ces personnes là, une conviction pour tenter de faire autrement. Je dirais que c’est titanesque entre les formes de pouvoir qui sont gigantesques, qui possèdent l’argent, qui possèdent les institutions, qui possèdent leurs écoles, que ce soit ENA ou autres qui sont des castes…

    Anne : Tu sors un petit peu du sujet Pierre.

    Pierre : Non, on parle de la violence or je pense qu’on est entré aujourd’hui dans une révolution où se trouvent face à face des formes extrêmement puissantes de violence et des tentatives humaines de contre violence. C’est pour ça que je n’ai pas l’impression de sortir du sujet mais c’est un combat titanesque.

    Philippe C. : Pour continuer ton idée, il y a un chercheur canadien, Pinker, qui étudie les aspects de cette forme de violence. Il a constaté, comme on le disait au départ, que malgré l’aspect médiatisé de la violence il y a une diminution d’une certaine forme de violence et il dit qu’il y a cinq raisons : Il y a une monopolisation de la violence légitime par les états ; ensuite il y a le développement du commerce mondial qui fait que les gens n’ont pas besoin d’aller chercher ou piller ailleurs ; il y a ensuite la féminisation progressive des société, ça c’est important ; ensuite il y a le cosmopolitisme, les peuples se connaissent ; et enfin il y a le triomphe progressif de la raison. Ça donne un peu d’espoir à un horizon très noir…

    Nathalie : Il est très optimiste, mais par contre on a l’impression qu’il va vite. Je suis tout à fait d’accord avec Pierre, ce mouvement positif il est en marche. En fait aujourd’hui on a perdu la raison. J’ai l’impression que notre société à cause de son individualisme est malade de la violence. Il y a tout un tas de gens, des gouvernants, des grands chefs qui nous imposent des choses pas acceptables et on sent qu’il y a une résistance qui est entrain de se faire et qui est de plus en plus importante.

    Philippe C. : Depuis la nuit des temps les républiques se sont éteintes remplacées par des monarchies ou par des impérialismes qui se sont éteints à leur tour, c’est un perpétuel recommencement.

    Nathalie : Le problème aujourd’hui c’est qu’on ne parle plus à l’échelle d’un pays, on parle au niveau planétaire.

    Philippe C. : C’est là où on rejoint Star Wars.

    Brouhaha :

    Anne : Je voudrais placer une petite citation qui me semble venir à point nommé. Je l’ai trouvé dans mon journal favori de la semaine Charlie Hebdo. Philippe Lançon cite Paul Ricœur qui a écrit dans « le mal » : « Faire le mal, c’est faire souffrir autrui. La violence ne cesse de refaire l’unité entre mal moral et souffrance. Dès lors, toute action, éthique ou politique, qui diminue la quantité de violence exercée par les hommes les uns contre les autres, diminue le taux  de souffrance dans le monde. Que l’on soustraie la souffrance infligée aux hommes par les hommes et on verra ce qui restera de souffrance dans le monde ; à vrai dire nous ne le savons pas, tant la violence imprègne la souffrance. ». Je pense que chaque individu, peut-être s’il fait un travail sur lui par la méditation ou autre, essaye de gommer la violence qu’il a en lui, sans aller très loin, dans son entourage, dans les relations qu’il peut avoir avec l’un ou l’autre, ça fait peut être partie de ce qu’il dit quand on diminue la quantité de violence exercée.

    Mireille : C’est beaucoup une histoire d’éducation. Je me souviens avoir dit à des élèves qui se chamaillaient « c’est comme ça que commencent les guerres » et ils ne restaient pas insensibles à cette remarque.

    Anne : Je voulais dire quelque chose tout à l’heure, tu m’en donnes l’occasion. Quand je surveillais les récréations, j’avais une collègue qui ne voulait absolument pas que les enfants se battent et moi je n’étais pas d’accord parce que je pense qu’ils ont besoin d’un simulacre,  d’exercer leur force, mais ils doivent savoir que c’est un simulacre, que c’est un jeu.

    Janine : Oui, mais pour certains on savait qu’ils iraient trop loin.

    Pierre : Je voudrais revenir sur ce que je nomme cette révolution actuelle parce qu’elle se manifeste dans les professions. Si on regardait le nombre de professions aujourd’hui qui touchent à la relation ou à la libération du corps, on parle de méditation, il y a le shiatsu, le yoga, le taïchi etc., en dehors des psychologues il y a une émergence de tas de métiers qui sont quand même exceptionnels, ça fait depuis 68, peut-être plus. Ça se manifeste aussi dans la pratique de la médecine  avec l’acupuncture, l’homéopathie etc., il me semble qu’il y a l’émergence d’un certains nombres de métiers, une professionnalisation de la relation et de l’éveil du corps comme si on pensait qu’en éveillant le corps, en le mettant en mouvement on allait donner à ce corps de la sagesse.

    Anne : J’ai un petit peu l’impression que c’est de la consommation. Mais, pour revenir sur le corps sans être dans ce genre de pratiques, dans une émission qui parle du sport et de la violence Yves Michaud dit que « La violence peut être assimilée à la virilité : dans le sport la violence vécue, acceptée par les sportifs de haut niveau peut être considérée comme insupportable par d’autres, ou des non-sportifs. ». On n’a pas parlé de cette violence là.

    Pierre : Là, la violence est une drogue qui permet d’être le meilleur.

    Brouhaha :… violence consentie… pour être le meilleur… c’est de l’orgueil…

    Philippe C. : L’orgueil voilà ce qui définit bien l’humain.

    Mireille : L’orgueil fait partie des 7 péchés capitaux dont découlent tous les autres.

    Pierre : Je ne suis pas fondamentalement hostile, je ne dirais pas à la performance, mais à la réalisation de l’être dans ses capacités, mais ce sont les moyens qu’on utilise pour y arriver qui peuvent être critiquables. Et la première violence c’est l’orgueil des états car les jeux olympiques c’est vraiment l’exemple majeur du mauvais traitement des athlètes. Et en plus il faut savoir que dans le sport de haut niveau il y en a un qui sort et dix laissés pour compte.

    Mireille : Il n’y a pas que dans le sport. Je pensais à ce que tu disais, Nathalie, à propos des gens autours du rond point, il y a le facteur stress. Quand il y a trop choses stressantes on a besoin d’évacuer, de crier, alors c’est celui qui est çà côté qui prend. En arrivant à maitriser son stress on peut maitriser sa violence.

    Philippe C. : Pour atteindre l’ataraxie.

    Mireille : On conseille de s’isoler pour crier à plein poumons, les automobilistes au rond point crient à plein poumons leur stress.

    Nathalie : Aujourd’hui la violence est plus sournoise, autrefois une guerre c’était du corps à corps, aujourd’hui c’est je reste là et balance un missile à l’autre bout du monde. La violence est devenue complètement différente.

    Anne : La violence est peut-être plus forte aujourd’hui et plus visible parce que pendant longtemps les armées s’affrontaient en face en face sur les champs de batailles, alors qu’aujourd’hui tout le monde trinque.

    Pierre : Dans la forme traditionnelle de guerre, on organisait la boucherie. Les batailles de Napoléon  trente mille et plus soldats sur le carreau. Et 14 -18 n’en parlons pas.

    Anne : J’ai acheté le livre de Claude Hagège qui s’appelle « Les religions, la parole et la violence ». Il dit « Il faut d’abord rappeler que les religions et philosophie de l’Asie n’ont pas produit autant de violences que celles de l’Europe et du Proche-Orient. Le phénomène s’explique-t-il par cette psychologie plus pacifique, ou plus débonnaire, qu’une généralisation facile attribue aux peuples d’Asie ? Il demeure vrai, en tout cas, que ni l’hindouisme ni le bouddhisme ne requièrent la soumission et la foi en un dieu unique dont la transcendance fournirait la clé de l’univers, comme c’est le cas dans les trois monothéismes occidentaux. » Quand il parle du côté plus débonnaire qu’on attribue au peuples d’Asie, en précisant « généralisation facile » c’est que les civilisations chinoises très anciennes ont un passif de violence, bien avant la guerre avec le Japon ; il y a eu des massacres, les empereurs n’hésitaient pas à exterminer à la pelle.

    Pierre : Finalement ce qu’on a du mal à faire ici, c’est une sorte de bilan : « qu’est-ce qui aujourd’hui va mieux, qu’est ce qui semble être pire ? ». Pour essayer de dessiner une courbe qu’on aimerait bien qu’elle soit descendante. Et on voit bien dans les interventions qu’en fait on ne sait pas, on n’est dans l’incapacité de dire si ça va mieux ou si c’est pire. Etre tranquille dans son fauteuil et envoyer un missile qui va décimer une population, moi ça me révolte.

    Brouhaha :

    Anne : Mais bientôt il y aura des robots qui se battrons contre des robots (rires). Il y a un sociologue allemand  quand même très pessimiste, Wolfgang Sofsky qui dit « Il n’y a en ce domaine ni progrès ni rémission : la violence change de visage, emprunte des voies nouvelles, mais ne disparait ni ne diminue ». Et plus loin : « La cruauté n’a d’autre but qu’elle-même, elle s’excite de l’agonie d’autrui, jouit de sa destruction prolongée. »

    Philippe C : L’homme est l’animal qui prend son pied en tuant, en torturant, aucun animal ne fait ça, il tue pour bouffer alors que nous on y prend un certain plaisir.

    Pierre : Là on reviendrait à la violence nature de l’homme.

    Anne : On n’a pas trop parlé de la psychanalyse mais j’ai là le point de vue de Claude Ballier, psychanalyste qui parle de la violence. Il a travaillé sur le cas de criminels,  il dit :  « Pendant une quinzaine d’années, j’ai été responsable d’une équipe, au contact de criminels auteurs d’actes terribles. Une question me revenait toujours : serais-je donc d’une essence différente ? Qu’est-ce que l’humain si ce n’est cet ensemble de rapports familiaux heureux et tendres aussi bien que ces investissements passionnels, cette volonté de comprendre et bâtir autant que ces haines tenaces ou ce désir d’être l’homme le plus puissant de la terre ?... »

    Nathalie : Quand on est agressé il y a un phénomène de vengeance et on ne peut pas dire qu’un jour on ne prendra pas du plaisir à se venger et prendre du plaisir à la violence. Je n’en sais rien, ça peut m’arriver, la vengeance est un sentiment humain.

    Brouhaha : échange sur ce thème de la vengeance, du désir de vengeance

    Fermeture du débat par Anne

    Pour approfondir le sujet je vous conseille d’aller voir le site http://www.philonet.fr/cours/agir/violence.html : La violence, réalité première, naturelle?

    Il y a la violence inhérente à la nature humaine, il y a la violence culturelle c’est-à-dire acquise ; on peut considérer qu’il y a une autre forme de violence culturelle : celle qui se manifeste sous forme de création artistique, de sport… Ainsi les scènes de violences paroxystiques qui parcourent les mythes les plus anciens, qu’ils soient d’Occident ou d’Orient, les romans policiers, les films d’horreur ou de combats, comme les jeux d’ enfants ne sont-ils pas un exutoire qui voudrait permettre, par la symbolique, d’échapper au passage à l’acte ?

     Poème lu par Anne

    Un passage du Ramayana, grand poème épique de l’Inde ancienne : Hanuman (le roi des Singes, allié de Rama), terrasse Nikhumba (le raksasa ennemi qui a enlevé Sita, la femme de Rama)

    « …La cuirasse du raksasa éclata et le sang coula comme un éclair brusquement jailli d’une nuée d’orage ; sous le choc, Nikumbha chancela mais il reprit son équilibre pour empoigner le puissant Hanuman. Alors, dans le feu de la bataille, les habitants de Lanka se mirent à hurler en voyant Nikumbha soulever le colosse. Malgré sa position incommode le fils du Vent frappa son ennemi d’un poing pareil à la foudre, se dégagea de son emprise et retomba à terre ; puis le fils du Vent secoua violemment Nikumbha et le renversa ; dans un suprême effort, il l’écrasa : le très vigoureux Hanuman pris son élan et, d’un bond, lui sauta sur la poitrine avec rage. De ses deux bras, il saisit le cou de son adversaire et arracha la tête du raksasa qui poussait des cris épouvantables…. »

    (Ramayana, de Valmiki, traduction Brigitte Pagani. Ed. Diane de Sellier)

    On n’a pas beaucoup parlé de la violence psychologique, le sujet  est merveilleusement traité dans le film de François Ozon qui vient de sortir : « L’amant double ».

     

     Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 24 septembre (même heure, même lieu) 

    La question choisie à mains levées, sera: « Peut-on vaincre un préjugé » 

    Le thème choisi pour  septembre est  « La quête de soi ». Préparez vos questions. 

    Mireille PL 

     

     


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