•   5 à 7 Philo du dimanche 31 mars 2019 : 25 participants

    La mémoire est-elle est-elle indispensable à la conscience ?

    Introduction (par Mireille)

    Analyse de la question

    « La mémoire… »

    L'étymologie du mot « mémoire » est formée à partir du nom commun d'origine latine « memoria » qui signifie « l’aptitude à se souvenir », mais aussi l’ensemble des souvenirs ». Il est dérivé de memor « qui se souvient », « qui fait se souvenir »  

    En psychologie cognitive, la mémoire est la faculté de l'esprit ayant pour fonction d'enregistrer, conserver et rappeler des informations. Toutes ces informations mémorisées dans notre cerveau ne sont pas de même nature. La première distinction concerne la durée d'un souvenir : on distingue le système de mémoire à court terme du système de mémoire à long terme. Une information est d'abord encodée, puis stockée. Mais tout encodage n'est pas suivi d'un stockage, car nous oublions en permanence des informations inutiles. Heureusement, sans cela notre cerveau serait vite saturé ! 

    En psychanalyse, le terme de mémoire est relié à la métapsychologie et donc la notion d'inconscient, de refoulement.

    La mémoire collective désigne les souvenirs partagés au sein d'une collectivité.

    Le devoir de mémoire désigne un devoir moral attribué à des États d'entretenir le souvenir des souffrances subies dans le passé

    En philosophie, la mémoire désigne la persistance du passé. Le passé peut persister sous forme de simples habitudes; mais la mémoire renvoie plus proprement à la représentation du passé.

    Le principal synonyme de « mémoire » dans le sens philosophique est « souvenir »Les Grecs avaient deux termes pour dire souvenir : Menèmé, c'est le souvenir comme apparaissant passivement (malgré moi, habitude), Anamnésis, c'est le souvenir entendu comme une recherche, comme un rappel, « l’action de rappeler à la mémoire »

    « … est-elle indispensable… »

    « Pour lequel il n'y a pas de dispense, d'exception » « dont on ne peut se dispenser, qui a un caractère obligatoire »

    « …à la conscience ? »  

    La conscience : conscience vient du latin conscientia  qui est formé de cum qui signifie « avec », et de scientia pour « science », c'est-à-dire avec connaissance, savoir 

    Larousse : « - Connaissance, intuitive ou réflexive immédiate, que chacun a de son existence et de celle du monde extérieur. - Représentation mentale claire de l'existence, de la réalité de telle ou telle chose. »

    Cnrtl : « [Chez l'homme, à la différence des autres êtres animés] Organisation de son psychisme qui, en lui permettant d'avoir connaissance de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir exister, d'être présent à lui-même »

    Dans l’Antiquité, la notion de conscience n’existait pas : seul le “noos”, l’esprit connaissant, avait une valeur. C’est la modernité philosophique qui a donné au sujet une conscience. Descartes l’a posée comme le socle de la connaissance car la conscience a résisté au doute méthodique, elle peut donc servir de fondement sur lequel s’édifierait l’ensemble du savoir.

    Introduction à l’échange

    La mémoire est-elle indispensable à la conscience ? Avant d’apporter une réponse à la question, je propose qu’on se penche sur ses mots clés mémoire et conscience.

    C'est un fait : nous avons une certaine faculté, que nous nommons la mémoire. Nous sommes en mesure de nous souvenir de notre passé qu’il soit lointain ou immédiat. Nous savons retenir un certain nombre de choses acquises. Mais quel lien cela a-t-il avec la conscience ?

    Qu’est-ce que la conscience ? Je vous ai donné les définitions générales du concept de conscience. Il y a quelques temps nous avions déjà débattu sur ce concept de conscience en essayant de répondre à la question « La conscience de soi est-elle une connaissance ? », nous avions mis en évidence le rapport entre conscience et connaissance.

    Lalande (20ème) – « La conscience est la connaissance plus ou moins claire qu’un sujet possède de ses états, de ses pensées et de lui-même »

    La connaissance est tout un ensemble d’informations stockée par le biais de l’expérience ou de l’apprentissage (a posteriori), ou à travers l’introspection (a priori). Dans le sens plus large, il s’agit de la possession de multiples données interdépendantes qui, à elles seules, ont une moindre valeur qualitative.

    Quels rapports la mémoire entretient-elle avec la connaissance ? Est-elle indispensable à la conscience ?

    Résumé des échanges (par Mireille)

    La mémoire

    Absence de mémoire, maladie d’Alzheimer

    Pierre M. : En l’absence de mémoire l’homme ne serait qu’un miroir avec des images qui se reflètent et passent. Chaque instant serait fugitif.

    Nadine : On voit bien avec la maladie d’Alzheimer que sans mémoire on n’est rien.

    Anne : On ne sait pas, je ne pense pas qu’on ne soit rien.

    Daniel : J’ai remarqué avec mon père atteint de la maladie d’Alzheimer ; qu’elle frappe surtout la mémoire immédiate. On voit que ces malades n’ont pas conscience du moment présent.

    Michèle : Les malades d’Alzheimer ont des mémoires affectives. Ils peuvent vous reconnaitre par le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat mais ils seront incapables de vous nommer. Ils ont une mémoire sensorielle. Mais ils perdent la conscience de soi et de ce qui doit se faire, ils n’ont plus aucune conscience.

    Mécanisme de la mémoire, le souvenir

    Michel : En traumatologie on a observé chez beaucoup de patient que la mémoire tourne en rond. La mémoire est quelque chose que consciemment on ne peut pas éteindre ou effacer, c’est une fonction qu’on ne sait pas commander.

    Linda : Trop de mémoire, trop de conscience, trop d’informations peut nous paralyser et nous faire mal.

    Anne : Il y a quelque chose d’intéressant que j’ai entendu dans une émission sur France Culture, où ils parlaient des gens qu’on appelle « les fulgurés » : ce sont des personnes qui survivent à la foudre, alors que les foudroyés eux en meurent. Ils disaient qu’une personne se remettant lentement de séquelles physiques (comme après un AVC) voit pendant environ 2 mois son activité cérébrale décuplée, en particulier des souvenirs très précis de détails de sa vie, de sa petite enfance jusque-là oubliés, ce qui rejoint ceux d’épileptiques, et de ceux qui se sont approchés du seuil de la mort : souvenirs extrêmement clairs, si lointains soient-ils. Ça pose la question du stockage des souvenirs et de la conscience.

    Philippe C. : Tu viens de poser la question du souvenir, ce n’est pas la même chose que la mémoire. Le souvenir est la reconstruction individuelle d’un évènement passé. Combien de fois on entend quelqu’un dire « je me souviens de mon enfance, j’ai fais ci, j’ai fais ça… » et le frère ou la sœur qui a vécu la même chose n’a pas du tout le même souvenir. Le souvenir est quelque chose qu’on retravaille et qu’on arrange un peu à sa propre sauce, c’est très personnel.

    Anne : Et la mémoire dans tout ça. Où la stocke-t-on ? Je crois qu’il y a une zone de la mémoire dans le cerveau. Mais je pense que ce qui va déclencher le souvenir sont les perceptions qui nous ramènent à un vécu, une odeur, un goût etc. Est-ce que c’est stocké dans les terminaisons nerveuses ?

    Philippe C. : On ne sait pas vraiment.

    Marie Claude : J’ai du mal à faire la différence entre mémoire et souvenir.

    Linda : Le souvenir est subjectif.

    Catherine : La mémoire serait peut être simplement une fonction : il y a des gens qui ont beaucoup, d’autres pas. Le souvenir est du vécu, qui traverse l’ensemble de l’être : les sensations, les émotions.

    Jacques : La mémoire c’est le disque dur dans lequel sont enregistrées les informations. Et le souvenir c’est la restitution et l’interprétation individuelle de ses informations.

    Nathalie : J’ai l’impression que le souvenir a une capacité à enjoliver les évènements, ou à les dramatiser et la mémoire nous ramène aux faits réels et à en prendre conscience.

    Mireille : On dit « J’ai en mémoire un souvenir ». La mémoire, c’est ce qui va me faire retenir une fable de La Fontaine, un évènement historique, un théorème de mathématique etc. ; la mémoire est très proche du réel, de choses bien définies communes à tous ; Dans le souvenir il ya une subjectivité mêlée d’imaginaire, c’est une interprétation de ce qu’on a mémorisé. Paul Ricœur l’explique très bien, pour lui le souvenir pose trois problèmes : « Se pose la question de sa formulation, celle d'une représentation de ce qui a été et par conséquent obligatoirement subjective. La mémoire donne la trace présente de ce qui est absent puisque passé. Cela pose alors le problème de la frontière entre le réel et l'imaginaire car le rapport avec l'antériorité amène la question de ses représentations… La mémoire inclut un mode de lecture du fait raconté… Cette même lecture sera perçue par autrui selon la personnalité de l'énonciateur. ». Nombre de souvenirs n'émergent que parce la situation les sollicite. Les cadres sociaux de la mémoire sont les instruments dont l'individu se sert pour recomposer une image du passé en harmonie avec les demandes du moment. Il y a aussi des souvenirs fabriqués à partir de photos ou de récits qu’on nous fait de notre vécu, qu’on a oublié.

    Pierre F. : Quand tu as comparé la mémoire à un disque dur c’est quelque chose de parlant. Tous les évènements, tout se que je vis, entrent inconsciemment dans ma mémoire. Est-ce bien cela qui se passe ? Où est-ce que j’ai besoin de conscience pour placer dans le disque dur ce qui se passe ? Ça devient très complexe. Ensuite il y a ce que je suis qui va intervenir pour changer, pour transformer etc. c’est pourquoi les souvenirs sont éminemment subjectifs. Dans un disque dur il y a un mélange d’informations et de choses construites.

    Jacques : Dans un disque dur il y a les data, les données, les informations, et puis les logiciels qui permettent d’utiliser ces informations qui pour l’humain  serait peut être l’intelligence. L’intelligence qui va utiliser les informations qui sont dans la mémoire et va aider à la prise de conscience. En fait il y a la mémoire et la conscience et entre les deux il y a quelque chose qui va faire le lien.

    Linda : La différence c’est que les instruments informatiques n’enregistrent ni les sensations, ni les émotions.

    Anne : Bergson dans « Matière et Mémoire »,  s’est beaucoup penché sur la question de la mémoire. Je le cite : « Mais si nous ne percevons jamais autre chose que notre passé immédiat, si notre conscience du présent est déjà mémoire, les deux termes que nous avions séparés d’abord vont se souder intimement ensemble. Envisagés de ce nouveau point de vue ; en effet, notre corps n’est point autre chose que la partie invariable invariablement renaissante de notre représentation, la partie toujours présente, ou plutôt celle qui vient à tout moment de passer. Image lui-même, ce corps ne peut emmagasiner les images, puisqu’il fait partie des images. C’est pourquoi l’entreprise est chimérique de vouloir localiser les perceptions passées ou même présentes dans le cerveau : elles ne sont pas en lui, c’est lui qui est en elles.» C’est sûr qu’à l’époque où il a écrit ça les neurosciences n’étaient pas très avancées, elles ont fait depuis un pas vertigineux. Tout à l’heure je voulais aussi vous citer une de ses phrases où il a une image que j’aime beaucoup, c’est dans « La pensée et le mouvant » : « Nous nous apercevons dans l’instantané, nous parlons du passé comme de l’aboli, nous voyons dans le souvenir un fait étrange ou en tout cas étranger, un secours prêté à l’esprit par la matière. Ressaisissons-nous au contraire, tels que nous sommes, dans un présent épais et, de plus, élastique, que nous pouvons dilater indéfiniment vers l’arrière en reculant plus ou moins l’écran qui nous masque à nous-mêmes. » 

    Nadine : J’apporterais de l’eau au moulin de Marie Claude, effectivement pour qu’il y ait souvenir il faut qu’il y ait la mémoire, il faut les deux

    Mireille : Dans un cours sur le site « la-philosophie.com », il est dit à propos du souvenir : « La mémoire, en philosophie, désigne la persistance du passé. Le passé peut persister sous forme de simples habitudes; mais la mémoire renvoie plus proprement à la représentation du passé.

    On peut identifier 5 éléments dans la mémoire :

    – la fixation des souvenirs

    – la conservation des souvenirs

    – le rappel des souvenirs

    – la reconnaissance du souvenir

    – la localisation du souvenir »

    Cela peut faire penser que la mémoire est le contenant et que le souvenir est le contenu. La mémoire est le contenant de perceptions duquel la conscience extrait le souvenir.

    Mémoire collective

    Linda : La mémoire et la conscience collective peuvent être voilées sciemment.

    Daniel : Dans votre introduction vous avez rappelé cette notion de mémoire collective ; On a tous conscience que si on se souvient collectivement des erreurs du passé c’est en fait pour ne pas les reproduire ?

    Mireille : Quand on parle de mémoire collective on pense à la mémoire d’un peuple, d’une nation ; mais en premier il y a la mémoire collective familiale. Avant l’école, c’est la famille qui aide l’enfant à l’apprentissage de la mémoire. Ce qu’on transmet à l’enfant, nous a été transmis par nos parents qui eux même l’on reçu de leurs parents et ainsi de suite. C’est ce qui fait l’esprit de famille. Ensuite toute l’école est une école de mémoire collective pourrait-on dire, l’enseignement se base sur notre histoire, notre littérature etc. Dans la mémoire collective il y a une notion d’héritage.

    Catherine : Tu parles de mémoire familiale, par expérience je peux dire que c’est parfois pesant, trop de mémoire peut enfermer.

    Devoir de mémoire

    Monica : On a parlé du devoir de mémoire. Le devoir de mémoire implique une connaissance et une prise de conscience de l’évènement et de son importance. Ensuite, c’est à nous de voir ce que l’on en fait. Je pense à la Shoah, il y a encore des personne pour nous transmettre le souvenir de leur vécu, les plus jeunes peuvent, à leur tour, prendre conscience de ce qui s’était passé, et nous pouvons agir de façon à ce que ça ne se reproduise pas. La mémoire est obligatoirement liée à la conscience.

    Catherine : Je pense que les commémorations sont parfois imposées, je pense dernièrement au Venezuela (je crois) ou le chef d’état a voulu organiser une fête pour commémorer l’arrivée des militaires et le coup d’état. Il y a des devoirs de mémoire inculqués et je pense que nous devons garder un esprit critique par rapport au culte de la mémoire.

    La conscience

    Pierre F. : Il me semble que la conscience a une vie en propre ; Qu’elle fait quelque chose de toute cette mémorisation. Elle l’organise et chacun l’organise à sa manière. C’est quoi cette vie en propre ? Quels sont ces mécanismes ?

    Philippe C. : Dans tout ce qui a été évoqué dans l’introduction, à propos de la conscience, il y a un aspect qui manque c’est que pour beaucoup de philosophes le concept de la conscience est liée à celui de la morale.

    Anne : Albert Jacquard donne une définition de la conscience qui correspond aussi à celle donnée par d’autres philosophes : «  Ce regard créateur d’objets, chaque humain est capable de le diriger sur lui-même. Il fait alors de sa personne l’objet de son discours. Du coup non seulement il est, mais il se sait être. C’est cela la conscience. C’est une performance qui nous permet de nous savoir être. » Il n’y a pas cette notion de morale que tu évoques.

    Philippe C. : Là il s’agit de la conscience de soi et non de la conscience de ce qui nous entoure

    Linda : On a une expression qui dit « on prend conscience de ». Est-ce prendre connaissance d’un fait ? Quand on prend conscience d’une chose ça va au-delà d’une simple connaissance de celle-ci. N’est-ce pas mesurer l’importance qu’elle prend sur ma vie, sur notre vie ?

    Marie : Prendre conscience c’est s’approprier cette chose, cet évènement.

    Mireille : On peut prendre conscience de faits mémorisés dans notre inconscient. Pour moi la conscience est un éveil.

    Pierre M. : Il me semble intéressant de définir le terme de conscience par son absence : l’absence de conscience. Que veut dire être inconscient ? Je me souviens avoir appris cette phrase « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » je ne me souviens plus elle est je crois de Rabelais.

    Pierre F. : La conscience pour moi est une énergie, elle a une dynamique qui lui est propre. C’est une force qui a des conséquences sur la manière d’être et de vivre Elle utilise tous les souvenirs (vécus, savoirs etc.), elle les organise, elle se les approprie pour devenir conscience de quelque chose. On peut parler de « prise de conscience »

    Anne : Comment ce qui a été mémorisé revient-il à la conscience ?

    Mireille : Avant la mémorisation et la prise de conscience il y a la perception. Pour Bergson, la conscience est le lieu où les évènements s’impriment « en clair » pour employer une expression d’aujourd’hui. Elle peut alors les crypter et les refouler dans l’inconscient de la mémoire ; c’est l’oubli. Etre conscient ce n’est pas seulement percevoir le présent, c’est se l’approprier en l’intégrant au passé. La conscience chez Bergson est une chose concrète, c’est-à-dire une réalité dont nous faisons l’expérience à chaque instant. Elle apparait d’autant plus clairement qu’elle se réalise à chaque rapport au monde car elle accompagne chacune de nos perceptions et chacun de nos actes. Tous ce qu’on perçoit même inconsciemment s’impriment dans notre mémoire. Le problème d’aujourd’hui c’est que tout va trop vite, notre perception est sans cesse sollicitée par tout un tas d’informations et notre conscience n’a plus le temps de faire le tri. Elle ne peut plus jouer, ou mal, son rôle de pont entre le passé et le futur. C’est une des raisons qui fait qu’aujourd’hui on a de plus en plus de mal à se projeter dans l’avenir. Donc on imprime les évènements de façon consciente ou inconsciente mais je ne crois pas que ce soit la conscience qui fasse le tri c’est notre « Moi » qui le fait. Ce n’est pas ma conscience qui est active c’est moi. C’est vrai aussi bien au niveau individuel que collectif. La conscience des évènements passés n’est pas la même d’un individu à l’autre ou d’une génération à une autre. Elle n’est pas la même dans l’immédiat que dans le temps.

    Philippe C. : Pour te répondre : Qu’est-ce que c’est que la conscience ? Oui, on a conscience, mais conscience « de » quelque chose ? C’est la relation entre la conscience et l’esprit. Je n’ai pas de définition de l’esprit, par contre, je sais que j’ai un cerveau, et que c’est ce cerveau qui fait tout un travail avec les éléments qu’il a engrangés. La part de l’inconscient est une chose très particulière ; est-ce vraiment philosophique ou est-ce plutôt scientifique ? C’est quand même à partir de découvertes scientifiques qu’on a commencé à parler de l’inconscient, avant il y avait que la conscience « de » quelque chose. Conscience veut dire « avec science », mais qu’était la science à l’époque où ce concept a été formulé ? Aujourd’hui la neuroscience permet de mieux comprendre le mécanisme autant de la mémoire que de la conscience de soi, des autres ou de ce qu’on perçoit ? C’est une mécanique qui nous appartient à tous parce qu’on a tous des neurones (plus ou moins).

    Anne : Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson distingue la « conscience superficielle » faite d’états psychiques distincts et successifs et la « conscience attentive » qui échappe à la quantification, au déterminisme et, par conséquent, à toute approche scientifique.

    Catherine : Comme on fait des voltiges avec les concepts j’ai envie de jeter ça : la conscience ne serait-elle pas l’actualisation du passé ?

    Mireille : Puisque le présent n’existe pas on pourrait dire oui.

    Anne : Dans une émission sur Arte : « Les pouvoirs du cerveau », sur la conscience, le neurologue Antonio Damasio disait : « Etre conscient, c’est ressentir ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de notre corps » et « la sensation de notre intériorité »…. « Le cerveau traite des infos qui n’accèdent pas à la conscience. ». Il prend entre autres exemple celui des illusions d’optique.

    La conscience et la temporalité : 

    Marie : Pour moi la mémoire c’est le passé. Ce n’est pas le moment présent. Est-ce que la conscience est l’avenir ?

    Mireille : Bergson lie les trois. Il compare ce lien à celui d’une  mélodie, où les notes s’interpénètrent pour donner un écoulement continu et une harmonie. Il dit, je le cite : « la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. » Sans mémoire, sans conscience du passé nous ne pouvons nous projeter dans l’avenir.

    Anne : J’ai interprété un petit peu différemment ses propos. Il m’a semblé que pour lui l’instant de la conscience n’existe pas, car à partir du moment où l’on prend conscience de quelque chose elle est déjà dans le passé.

    Pascale : Si la conscience n’est pas l’instant présent, ne dure pas, où est la conscience ? Ne peut-on pas envisager un présent qui ait une certaine durée qui peu permettre l’action ?

    Anne : C’est ce que dit Bergson. Il parle de conscience comme de quelque chose de dense et d’élastique.

    Mireille : Il dit aussi, je le cite : « la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir […] L’instant présent n’existe pas : dès qu’il apparait, il n’est déjà plus (il est déjà du passé), aussi longtemps qu’il est attendu, il n’est pas (c’est de l’avenir). Dès lors, la conscience du présent n’est qu’une durée constituée par le passé immédiat et l’avenir imminent »

    Mémoire, Conscience, Connaissance

    Linda : Sans connaissance il ne peut y avoir de conscience

    Jean Luc : La mémoire est-elle indispensable à la conscience ? Je dis : oui ! Parce que la conscience est une relation intérieure avec moi-même ou avec le monde d’un état qui s’est produit. Pour avoir cette relation il faut que j’aie la connaissance ; sans connaissance je n’aurais aucune conscience. Pour avoir la connaissance il faut que je me rappelle ce qui s’est passé ; d’où le fameux devoir de mémoire. La mémoire est donc indispensable à la conscience, qu’elle soit morale ou simplement éthique. C’est l’élément de base, après, la conscience peut être beaucoup de chose, ça peut être philosophique, métaphysique, psychologique, peu importe, mais il faut avoir la connaissance, la mémoire de ce qui c’est passé.

    Anne : D’après tout ce qu’on vient de dire, il semble que la mémoire et la conscience ne sont pas dissociables. J’ai lu dans le Sud Ouest du 27 février qu’une biologiste chercheuse au CNRS, Audrey Dursutour, a pu démontrer pour la 1ère fois qu’un organisme sans cerveau (un « blob » : ni animal, ni plante, ni champignon, bizarre être rampant constitué d’une unique cellule géante) pouvait non seulement apprendre, mais aussi transférer sa mémoire à ses congénères. Ont-ils une conscience ?

    Mireille : En lisant Locke j’ai repensé à ce que nous avions dit la dernière fois  à propos de ce « Je » fil continu tout au long de notre vie. Locke dit « La mémoire est le noyau le plus intime de l'être. La mémoire est le lien entre tous les moments de mon existence. Un individu sans histoire n'est rien. Une société, de même. »

    Michèle : Je voudrais parler de la mémoire cellulaire et des travaux d’Etienne Guillé qui dans les années 80 a prouvé que toutes nos cellules avaient une mémoire. Notre corps peut emmagasiner des souffrances dont on n’a pas conscience, mais notre cerveau va les traiter sans que nous en ayons conscience parce qu’il y a une mémoire cellulaire.

    Marie Thérèse : Pour faire suite je citerais Henri Laborit : « tout être vivant est une mémoire qui agit ». Il y a, en effet, cette mémoire cellulaire il y a donc une conscience de la cellule. Où se trouve La conscience ?

    Mireille : Je voudrais revenir sur ce lien « mémoire- conscience-connaissance ». J’ai noté que Les Grecs, ont sacralisé la mémoire, en en faisant une déesse appelée " Mnémosyne ". Ils en ont fait la clef de toute connaissance, et une source de l'humanisation. Ils l'ont même mise à la base de l'édifice social, en récitant sans fin la généalogie des dieux, l'origine des peuples, ou même encore l'origine des mots (étymologie). Il me semble que la mémoire peut s’éduquer en toute conscience ce qui est source de connaissance. On ne peut être conscient que de ce qu’on connait.

    Anne. : Je vais vous lire quelque chose  de François Brooks (philosophe canadien, qui rejoint Bergson) : « Je crois que cette conscience n'existe qu'en fonction de l'existence de ma mémoire. C'est ma mémoire qui me donne la sensation d'avoir une conscience. Sans mémoire, il me serait impossible de me voir comme étant un continuum existant. Cette mémoire crée ma propre individualité puisqu'elle est unique. Cette mémoire s'est constituée peu à peu au fil du temps qu'aura duré ma vie par l'interprétation des stimuli que mes sens ont perçus. Cette interprétation, c'est les émotions du cocktail hormonal auquel est soumis mon corps ; ceci créé des empreintes en moi que j'appelle mémoire. »

    Mireille : Au début 20ème le sociologue Maurice Halbwachs  en collaboration avec des neurologues a travaillé sur le concept de la mémoire et plus particulièrement de la mémoire collective. Il parle de points de repère du passé qui sont des moments de conscience : «Les points de repère (du passé) sont des états de conscience qui, par leur intensité, luttent mieux que les autres contre l'oubli, ou par leur complexité, ils sont de nature à susciter énormément de rapports, à augmenter les chances de reviviscence. Les principaux points d'appui, qu'ils participent à l'histoire personnelle ou nationale, s'avèrent nécessaires au bon fonctionnement psychique des individus »

    Fermeture des échanges (par Mireille) 

    « Conscience signifie mémoire…. empiètement sur l’avenir ».

     « La mémoire est essentielle à la conscience, car si elle disparaît, la conscience disparaît avec elle. En effet, sans souvenirs, nous ne pourrions plus rien reconnaître, donc plus rien percevoir (pas de perception sans reconnaissance), bref nous serions inconscients, nous n’aurions aucune identité, nous ne saurions plus qui nous sommes. Exemple : comment dialoguer sans se souvenir de ce qu’a dit notre interlocuteur pour lui répondre sans être à côté de la plaque ? Pas de sens sans mémoire (essayer de lire sans vous souvenir de rien, n’est-ce pas vous condamner à ne rien comprendre ?). Mais pas de mémoire non plus sans conscience du passé comme étant passé (pour ne pas confondre passé et présent), donc sans conscience du présent et anticipation du futur.

    La mémoire nous fait prendre conscience du temps qui s’écoule : passé, présent et futur. Bergson aime à recourir à l’exemple d’une mélodie, où les notes ne sont pas séparées (même si elles sont jouées les unes après les autres) mais s’interpénètrent pour donner un écoulement continu et une harmonie.  Nous ne sommes constitués que de l’ensemble de nos vécus passés. » (http://lenuki69.over-blog.fr/2017/10/la-conscience-comme-trait-d-union-texte-de-bergson-et-explication-sommaire.html)

    Je terminerai par quelque pensée de Bergson dans (L'Energie spirituelle) : «Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? […] Toute conscience est mémoire - conservation et accumulation du passé dans le présent. Mais toute conscience est anticipation de l'avenir [...]  Sur ce passé nous sommes appuyés, sur l’avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. »

    Texte poétique (lu par Anne)

    On retrouve Proust avec le célèbre passage de la madeleine qui va permettre au conteur, lorsqu’il aura démêlé les fils de sa mémoire et comme détricoté la tapisserie chamarrée de sa vie,  d’enfin se mettre à écrire. Extrait de « Du côté de chez Swann » :

    « Elle (sa mère, et le conteur est souffrant) envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portais à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu venir cette présente joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?... »

     

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    La question choisie à mains levées, est « La passion exclut-elle la raison ? »

    Le thème choisi pour le 28 avril est  « L’utopie ». Préparez vos questions.

    Mireille PL 

     

     


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  •   5 à 7 Philo du dimanche 23 février 2019 : 21 participants

    La confiance est-elle vitale ?

    Introduction (par Anne)

    Analyse de la question

    Confiance

    Gd Larousse : nom féminin, (du latin confidentia et de l’ancien français fiance : confiance, foi). Je n’ai pas retenu les expressions avec le mot. 1) assurance, hardiesse, courage qui vient de la conscience qu’on a de sa valeur, de sa chance : Faire face aux difficultés avec confiance. 2) sentiment de quelqu’un qui se fie entièrement à quelqu’un d’autre, à quelque chose : Notre amitié est fondée sur une confiance réciproque. 3) sentiment d’assurance, de sécurité qu’inspire au public l’état stable des affaires, de la situation politique…

    Synonymes : crédulité, foi, espérance, assurance, sûreté, fiabilité, abandon, fermeté.

    Antonymes: méfiance, défiance, embarras, gêne, désespoir, incrédulité, appréhension, doute, scepticisme.

    Vitale

    Gd Larousse : adj (du latin vitalis, et de vita : vie).  1) se dit de ce qui est relatif à la vie : fonction vitale des organes, principe vital. 2) se dit de ce qui est essentiel à la vie : l’air, l’oxygène, se nourrir. 3) se dit de ce qui est essentiel, absolument nécessaire, indispensable à quelqu’un, à son existence : la liberté, un besoin vital. La lecture est vitale pour lui. 4) se dit de ce qui est absolument nécessaire pour maintenir l’existence, le niveau de développement d’un groupe, d’une région, d’une entreprise… : l’agriculture est vitale pour le pays.

    Synonymes : indispensable, primordial, essentiel, capital.

    Antonymes : superflu, inutile, secondaire, accessoire.

    Introduction à l’échange

    Qu’est-ce que la confiance ? Michela Marzano (Cairn) philosophe italienne chercheuse au CNRS écrit :

    « Au sens strict du terme, la confiance renvoie à l’idée qu’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. Le verbe confier (du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») signifie, en effet, qu’on remet quelque chose de précieux à quelqu’un, en se fiant à lui et en s’abandonnant ainsi à sa bienveillance et à sa bonne foi. L’étymologie du mot montre par ailleurs les liens étroits qui existent entre la confiance, la foi, la fidélité, la confidence, le crédit et la croyance. Depuis la Modernité pourtant – et la fin du modèle théologico-politique qui pensait la confiance en termes de foi en Dieu –, nombreux sont ceux qui préfèrent concevoir la confiance comme un mécanisme de réduction des risques, ou encore comme le fruit d’un calcul rationnel, en laissant de côté ce qui nous paraît être une composante essentielle de notre confiance : le fait qu’elle place d’emblée celui qui fait confiance dans un état de vulnérabilité et de dépendance »

    Il y a d’une part la confiance en soi-même, celle le plus souvent traitée par les philosophes, et d’autre part la confiance en l’autre que ce soit individu ou une collectivité et qui est plutôt étudiée par les sociologues. 

    Résumé de l’échange (par Mireille)

    Complément à l’introduction 

    Mireille : D’après le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « confiance » au 13e siècle  s’écrivait « confience », emprunté au mot latin classique «confidentia » ; le mot autrefois doublet de « confidence » exprimait la foi en quelque chose, en quelqu’un. Par rapport à la foi il est laïc et psychologique : il a plus d’analogie avec espérance et implique un sentiment de sécurité. Au début du 17e il a prit la nuance « d’assurance », notamment dans « confiance en soi »

    Qu’est-ce que la confiance ?

    Mireille : En effet la confiance est une relation harmonieuse et vraie. Comme tu le dis, Anne, il y a plusieurs situations où la confiance s’exprime : Dans la relation avec autrui, c’est une croyance spontanée ou acquise en sa valeur morale, affective, professionnelle etc. qui fait que l’on est incapable d’imaginer de sa part trahison, mensonge ; incompétence etc. ; dans la  relation de soi à soi, c’est l’assurance que l’on peut avoir en ses propres ressources et en sa destinée ; mais c’est aussi dans la relation que l’on peut avoir au monde et aux choses, un sentiment de sécurité, d’harmonie avec le monde qui nous entoure.

    Catherine : J’ai envie de parler de la confiance en la vie faire confiance en la vie c’est faire avec ce qui vous arrive. Il y a ceux qui trouvent toujours des problèmes quand on leur donne des solutions et ceux qui voient une opportunité dans les problèmes qui leur arrivent

    Mireille : On peut voir la vie avec optimisme ou pessimisme. L’optimiste aura une approche confiante en l’avenir. La confiance, vision positive du futur ou optimisme dans l’incertitude, s’appuie en général sur un raisonnement et une certaine expérience. La confiance est l’opposé de la peur ou de l’inquiétude. Le pessimiste restera enfermé dans le doute.

    Jacques : la confiance est aussi liée à l’élan vital individuel. Quand on est en bonne santé on a envie de vivre, on a confiance en la vie. Je ne l’opposerais pas forcement au doute qui est un autre problème. Le doute n’est pas sujet à la maladie, il fait plutôt partie de la raison. Descartes disait qu’il avait confiance en son doute. Par contre quand on est du côté de l’émotion, du sentiment, la confiance bascule différemment et prend d’autres visages.

    La confiance est elle vitale, oui et non. On peut moduler cette réponse : doit-on pour répondre se placer côté raison ou côté émotion ?

    Pierre : Je suis d’accord avec Jacques qui module cette notion de confiance. On a tendance à dire qu’on a confiance ou qu’on n’a pas confiance que c’est tout l’un ou tout l’autre. Je pense que la confiance a, en effet, des nuances. J’ai confiance en mon voisin pour des questions de bons voisinages, ce n’est pas pour autant que je vais lui confier ma vie intime. On peut faire confiance pour certaines choses mais pas pour d’autres. J’aime bien cette notion de confiance modulée qui n’est pas absolue pour tout.

    Mireille : La confiance est aussi liée au caractère de la ou des personnes. Les gens du Sud accordent très vite leur confiance quitte à la reprendre pour un oui ou pour un non, alors que les gens du Nord sont méfiants au départ mais quand ils la donnent ensuite, sauf trahison évidente, ils sont plus fidèles à leur engagement.

    Alain : La confiance ne va pas sans prise de risque. On peut risquer sans trop de confiance et s’en trouver bien. Il n’y a pas que le risque social, on peut risquer de l’argent, risquer sa vie en montagne, sur un bateau. Les gens qui ne risquent rien ne font rien.

    Pierre : Je pense qu’il faut bien différencier la confiance en l’autre de la confiance à une chose et de la confiance en soi. Dans les premiers cas le terme même de confiance suppose une certaine dose d’incertitude. Par contre la confiance en soi est moins risquée car elle est basée sur la connaissance de soi et de nos capacités. 

    Anne : J’en profite pour vous lire ce que dit Flavien Le Bouter (EHESS, Paris) : « Définir la confiance exige dans un premier temps de déterminer son objet. On a d’abord foi en des personnes ; mais on peut aussi accorder son crédit à des choses ou des institutions.  Un examen plus minutieux montre ainsi que l’objet de la confiance peut-être un système social général, une institution, un système technique ou expert, une organisation, un produit, un professionnel, un Dieu, une personne ou soi-même. En conséquence, une analyse sociologique rigoureuse de la confiance devrait se faire à plusieurs niveaux. La confiance présuppose un manque de savoir, une insuffisance de l’information. Elle exige un saut dans l’incertitude et comporte de ce fait toujours un risque. »

    Mireille : La confiance est un sentiment qui me porte à me fier à une réalité incertaine. « Je fais confiance en sachant que le meilleur, le moins bon et le pire sont également possibles. La confiance est assurance irrationnelle. Elle s’affirme contre les doutes distillés par la raison, naturellement hostile à ce qui lui échappe. Pour se maintenir en vie, la confiance doit combattre en permanence le scepticisme de la raison (article de Eugénie Vegleris docteur en philosophie « approche philosophique de la confiance »). L’équilibre est à trouver entre sentiment et raison

    Monique : Que ce soit vis-à-vis de soi même ou de la société il faut garder toujours une part de doute le doute est aussi vital que la confiance.

    Confiance : relation de soi à soi

    Anne : « Pour avoir confiance en « soi », il faudrait déjà que le « soi » existe ! Or, si par « soi » nous entendons un « soi » unifié, solide et fixe, doté de qualités essentielles, rien n’est moins sûr. Les psychologues, enseignants ou coaches sportifs s’accordent à dire que la confiance en soi se conquiert dans l’action, par l’habitude et la répétition. Mais si nous nous arrêtons un temps sur cette idée, elle comporte en fait une contradiction. Si la confiance en « soi » se gagne dans l’action, c’est précisément qu’elle n’est pas une confiance en un « soi » pur, doté d’une valeur intrinsèque, mais davantage une confiance en cette rencontre entre le « soi » et le monde, en cette action qui nous permet de nous découvrir et de rencontrer les autres –voire, au-delà, une confiance en la vie elle-même. » (philomag.com article « que signifie avoir confiance en soi »)

    Nadine : La confiance en soi vient beaucoup de l’éducation, un enfant à qui on interdit tout et qu’on critique sans cesse ne pourra pas prendre confiance en lui.

    Francine : Ce qui est important dans l’éducation c’est donner confiance à un enfant c’est lui faire le plus beau cadeau. En France, dans l’enseignement scolaire on ne donne pas confiance aux enfants quand un enfant fait une erreur on le critique. La critique fait partie du caractère français

    Mireille : Ce sentiment de sécurité qu’est la confiance est à la base de nos relations depuis que nous sommes tout petits. C’est parce que la confiance était là au départ que nous avons pu nous lever et nous mettre à marcher en sachant que quelqu’un serait là pour nous relever.  « Si la genèse de la confiance dépend de la continuité et de la présence d’autrui comme source de sécurité et de prévisibilité, elle ne peut être reproduite par les actions de l’enfant que dans une situation d’absence et de discontinuité vis-à-vis des donneurs de soins primaires. Dans un premier temps, c’est à travers la constitution des habitudes et des routines d’action et d’interaction que l’enfant pourra accéder progressivement à l’autonomie corporelle et constituer un sentiment de confiance dans la continuité du monde des objets, dans ses propres capacités et finalement dans le tissu de l’activité sociale. »  (Article de Pedro Salem psy chercheur université de Sao Paulo – site Cairn info) 

    Anne : Charles Pépin dans « la confiance en soi » écrit : «Ce que fait la philosophie, c'est montrer les fondements de la confiance en soi, mais les fondements philosophiques". "Tous les psychologues vous disent : « Si tu veux prendre confiance en toi, il faut agir, passer à l'acte. » Eh bien, les philosophes disent ce que c'est que l'action. Ils montrent que l'action n'est pas seulement un terrain d'entraînement de la volonté pour prendre confiance en soi, mais c'est l'occasion de rencontrer le monde, de rencontrer autrui, de se rencontrer."

    Jean Luc : Dans les synonymes de confiance  tu as cité « assurance » et « crédulité » qui pourtant me semble être le contraire. La personne qui a confiance en elle agit avec assurance alors que la personne crédule va hésiter et douter. 

    Francine : A propos de la confiance en soi, j’ai noté cette phrase d’Hegel « Nous ne devons pas attendre d’avoir pleinement confiance en nous pour agir, mais agir pour prendre confiance en nous. » et Jean Paul Sartre a dit « Il faut sortir de soi et sortir de chez soi pour prendre confiance en soi »

    Michel : Il faut se méfier de trop de confiance en soi. Une personne bipolaire passera de l’excès de confiance en lui : il se sentira capable de tout puis le lendemain chutera dans le doute le plus total. Sans allez jusqu’à la pathologie on doit à un moment ou un autre se mettre des limites.

    Anne : Emerson « La confiance en soi » : « Mon devoir et non l’opinion des hommes, voilà ce qui me concerne. Cette règle également sévère et ardue dans la vie active et dans la vie individuelle, peut servir à faire la distinction entre la grandeur et la bassesse. Cette règle est la plus difficile à suivre, car vous trouverez toujours des hommes pénétrés de la pensée qu’ils savent mieux que vous-même quel est votre devoir. Dans le monde, il est aisé de vivre conformément à l’opinion du monde ; dans la solitude, il est aisé de vivre d’après notre propre opinion ; mais le grand homme est celui qui, au milieu de la foule, conserve avec une pleine douceur l’indépendance de la solitude. »

    Francine : Je pense que la confiance est intuitive.

    Mireille : Si on n’a pas un minimum confiance en soi je ne vois pas comment on peut faire confiance à l’autre.

    Confiance : Une relation avec autrui

    Catherine : La confiance c’est faire avec « cum »  c’est donner une part à l’autre  c’est important de la même façon pour apprendre à faire du vélo il faut se lancer on va avoir à faire avec la vitesse et l’équilibre faire confiance c’est se jeter dans l’inconnu.

    Monique : La confiance n’est-elle pas l’enfer. La confiance aux autres et facteur de mort de danger. J’associe ça avec un troupeau de moutons quand un saute de la falaise tous les autres le suivent. C’est l’extrême bien sûr.

    Monica : Je pense que, dans la vie, l’amitié est vitale et il ne peut pas y avoir d’amitié sans confiance. Ce sont deux sentiments intimement liés. Que ce soit en amitié ou en amour il faut avoir confiance en l’autre pour pouvoir partager, faire ensemble. Cela n’empêche pas parfois d’avoir des déceptions et être profondément blessé quand on se rend compte qu’on s’est trompé.

    Linda : Donner la confiance aux autres est plus important que la confiance en soi, c’est ne pas être isolé c’est la base de belles relations. La méfiance peut être mortelle.

    Mireille : Pourquoi certaines personnes nous inspirent confiance et pas d'autres ?  Il semblerait que ce qui nous inspire confiance est en premier lieu ce qui nous ressemble, ce que l'on reconnaît, ce qui nous paraît familier, proche, avec lequel nous partageons une communauté de valeurs, de principes. L’émotion qui vient naturellement, animalement, dès que du différent survient, c'est la peur. Faire confiance ou se méfier est au départ instinctif. Nous sommes des animaux, les animaux quand ils se rencontrent commencent par s’observer, se renifler. Il y a au départ une méfiance réciproque, puis une connaissance réciproque, enfin bienveillance réciproque qui permet de se côtoyer en sécurité, en confiance. 

    Anne : Je ne suis pas tout à fait d’accord. On peut en effet instinctivement faire confiance à quelqu’un mais qui n’est pas nécessairement semblable à nous. Ça tient à quelque chose d’un petit peu flottant qui est sans doute l’essentiel de la vie, peut être l’intuition

    Francine : Christian Bobin écrit «  La confiance est une capacité enfantine d’aller vers ce qu’on ne connait pas comme si on le reconnaissait ».

    Mireille : C’est cette impression de reconnaissance dont je parlais qui n’est pas forcement consciente.

    Monique : Par rapport à ce qu’à dit Francine que « la confiance est une faculté d’enfant », l’enfant effectivement fait confiance mais il s’en va, il avance mais il tombe, alors il pleure très fort parce qu’il est déçu, ça devient une expérience. Il me semble que plus on avance en âge, plus on amasse des expériences défavorables et on a moins tendance à avoir confiance, dans la vieillesse on se racornit un petit peu on perd ce côté naïf de l’enfant.

    Jacques : Quand on a confiance en quelqu’un on voit son visage qui est un reflet. Il y a des personnes en qui on ne fait pas confiance par préjugé de « sale gueule » La confiance que l’on a est fonction de l’idée qu’on a de l’autre. Il faut s’interroger sur les préjugés que l’on peut avoir. Il y a énormément de nuances dans la confiance, ça bascule d’un côté ou d’un autre selon la réaction et le comportement de la personne. Je pense que la confiance dans les autres est un mystère qui fait partie de celui de l’existence, la confiance en soi, dans la vie et le besoin des autres.

    Macha : Certaines personnes inspire naturellement confiance.

    Michel : Attention les bons escrocs inspire toujours confiance.

    Mireille : Le sociologue Hollande dit qu’il existe tant de définitions du terme de confiance qu’une seule définition serait insuffisante pour capter l’essence du concept. Pour lui, « Il existe deux types de confiance : la confiance naturelle et la confiance subjective. Naturelle en référence à la tendance naturelle d’un individu à croire les autres personnes et qui varie suivant ses attitudes, sa personnalité et ses expériences passées. Elle est indépendante d’une situation spécifique; elle varie d’un individu à l’autre et peut changer dans le temps. La confiance subjective dépend d’un ensemble particulier de circonstances et d’un partenaire économique spécifique. Elle est donc fonction de la confiance naturelle et de facteurs conjoncturels. »

    Francine : Charles Pépin dans son ouvrage «  La confiance en soi » écrit «  Tout parent, tout maitre, tout professeur, tout ami au sens d’Aristote, devrait avoir sans cesse à l’esprit cette double manière de donner confiance : d’abord mettre en confiance, ensuite faire confiance. D’abord sécuriser, ensuite « insécuriser » un peu. Nous avons besoin des deux pour oser nous aventurer dans le monde. Et souvent, ces deux dimensions se mêlent dans le regard que les autres portent sur nous : découvrant la confiance dans leurs yeux, nous nous sentons plus forts. »

    Différence entre Confiance et Conviction

    Jacqueline : Quelle différence y a-t-il entre la confiance et la conviction qu’on a de quelque chose de très fort ? Quand on est convaincu on a confiance en soi parce qu’on est très sûr de ce qu’on pense.

    Jacques : la conviction me semble bâtie sur quelque chose, de bien étayé ; je suis convaincu que 2 et 2 font 4, il n’y a pas de doute. J’envie les mathématiciens qui sont hors du doute. Je ne suis pas crédule sur le théorème de Pythagore C’est la différence entre la conviction et la croyance.

    Pierre : Je ne suis pas d’accord, la conviction suppose que pour quelqu’un d’autre ma conviction n’existe pas. Quand je dis « je suis convaincu » ça suppose que quelqu’un d’autre pourrait avoir un avis différent. Ce n’est pas quelque chose d’absolu comme les choses étayées de manière irréfutable de mathématiques dont tu parles.

    Jacques : Je suis de ton avis car, en fait, dans convaincu il y a « vaincu ».

    Mireille : Quand tu parles du mathématicien ce n’est pas de la conviction qu’il a, c’est de la connaissance. Je pense que le fait de connaitre une personne, soi-même, ou une situation est facteur de confiance.

    Alain : Les espagnols ont deux verbes différents pour « être », « ser » et « estar ». « Je suis confiant » se dit « ser confiando », et « être convaincu » : « estar convencido », là, il n’y a pas de doute.

    Manque de confiance

    Nadine : On peut ne pas avoir confiance en soi, manquer d’assurance mais malgré tout faire    confiance aux autres mais on est alors un peu vulnérable et influençable.

    Linda : On peut grandir dans la confiance mais les évènements de la vie peuvent ébranler notre confiance. La confiance est le résultat d’une longue expérience. Les enfants ont une confiance aveugle à tout ce qu’on leur dit car ils sont naïfs. Plus tard, après des déboires, nous hésitons avant de faire confiance, pourtant la vie serait invivable si nous ne faisions confiance à personne.

    Mireille : « Notre manque de confiance plonge ses racines dans notre nature humaine. Dans l’errance attachée à tous nos pas, physiques et mentaux. Dans la difficulté de distinguer la réalité de la fiction, le danger effectif du péril imaginaire » (article de Eugénie Vegleris docteur en philosophie « approche philosophique de la confiance »)

    Anne : Aristote dans « L’éthique à Nicomaque » dit : « Celui qui nourrit une confiance excessive est téméraire. » au contraire celui qui manque cruellement de confiance est un lâche (article de Charles Pépin dans philomag)

    Mireille : Je voudrais revenir sur la notion de risque. On peut dire qu’avoir confiance c’est prendre le risque d’être ou de faire, alors que le manque de confiance est lié à la peur, peur de l’inconnu, peur des conséquences peur de l’autre. La peur paralyse.

    La confiance est-elle vitale ?

    Jacques : Au point de vue économique, la confiance que nous avons en la monnaie est essentielle. S’il n’y avait plus cette confiance tout cet échafaudage économique disparaitrait

    Anne : A ce sujet, j’ai pensé ce matin à cette époque lointaine où les échanges commerciaux se faisaient en se tapant dans la main. Ce geste témoignait l’accord de confiance.

    Monique : La confiance en économie n’est pas vraiment un exemple philosophique de la confiance, mais c’est un exemple de la crédulité. Ou alors, c’est un pari, on fait confiance à la société parce que c’est commode.

    Linda : C’est vrai que si on n’a pas confiance en la monnaie tout s’écroule. De même si on n’a pas confiance à notre ami, notre frère, notre compagnon, je pense que tout s’écroule quand on n’a pas confiance et que tout existe quand on a la confiance, qu’on a la foi. Ce n’est qu’en étant confiant qu’on va naturellement vers les choses ? C’est en fonctionnant et entreprenant avec confiance qu’on peut faire avancer nos affaires personnelles et nos affaires communes. Je pense que la confiance est primordiale pour la vie, pour une société. La méfiance qui se développe aujourd’hui dans nos sociétés me semble beaucoup plus dangereuse.

    Mireille : La confiance est à la fois fondamentale et dangereuse ; elle est fondamentale car sans confiance, il serait difficile d’envisager des relations humaines ou de bâtir des projets qui se développent dans le temps ; elle est aussi dangereuse, car elle implique les risques de la faillibilité humaine et de la trahison. Comment assumer ces risques sans glisser de la confiance à la crédulité ?

    Jean Luc : La confiance est vitale car sans confiance on ne fait rien, on ne bouge plus. On a assisté il y a quelques jours à une conférence sur l’Europe. Aujourd’hui beaucoup sont sceptiques, plus personne n’y croit, on est arrivé à un stade où rien ne bouge. Si l’on veut que l’Europe redémarre, il faut lui redonner notre confiance. C’est vrai pour l’Europe, pour la politique, pour entreprendre, pour tout.

    Jacques : La confiance est vitale dans la mesure où elle est modérée.

    Monique : La confiance est un à priori, c’est un pari qui fait avancer, mais que si on avance malgré les expériences, si on reste dans la doctrine, ça devient de la crédulité et c’est dangereux.

    Pierre : Ce qui est vital c’est de faire le bon choix entre la confiance et la défiance.

    Mireille : « Les enfants ont une confiance aveugle à tout ce qu'on leur dit car ils sont naïfs. Plus tard, après des déboires, nous hésitons avant de faire confiance, pourtant la vie serait invivable si nous ne faisions confiance à personne. » (réf. inconnue) 

    Pierre : Je trouve que c’est trop abrupt de parler de confiance sans parler de l’objet auquel elle se rapporte. Effectivement on ne pourrait pas vivre si on ne faisait confiance à personne mais tout dépend des enjeux qui sont plus ou moins importants.

    Macha : La confiance n’est pas systématique, on choisit à qui et en quoi on peut faire confiance.

    Catherine : Dans ce rapport entre la confiance et la vie, je dirais que la vie est un terrain à conquérir, on avance dans la vie qui est pleine d’embuches et pleine de risques, c’est à nous de faire la balance entre la confiance et la méfiance.

    Mireille : La confiance est à la fois fondamentale et dangereuse ; elle est fondamentale car sans confiance, il serait difficile d’envisager des relations humaines ou de bâtir des projets qui se développent dans le temps ; elle est aussi dangereuse, car elle implique les risques de la faillibilité humaine et de la trahison. Comment assumer ces risques sans glisser de la confiance à la crédulité ? Mais, comme c’est écrit dans l’article « Approche philosophique de la confiance » dont je vous ai déjà parlé « Par ma nature humaine et à mon insu, je suis porté à croire que ma vie poursuivra son cours. Sans cette confiance irraisonnée, je serais dans l’incapacité de commencer ma journée. ». Ça résume bien  la dynamique de la confiance et son aspect vital.

    Fermeture des échanges (par Anne)

    Qu’est-ce que la confiance ? Michela Marzano

    « Il ne s’agit pas de croire que la confiance doive être absolue et aveugle, ou que les autres soient toujours fiables et dignes de confiance. Mais il ne s’agit pas non plus de penser que la seule confiance digne de ce nom soit ce qu’aujourd’hui on appelle couramment la « self-estime », une forme d’assurance qui permettrait à ceux qui en sont pourvus de ne dépendre de personne. Certes, sans confiance en soi, rien n’est possible. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut aussi s’ouvrir aux autres, construire un espace de partage, bâtir avec autrui un projet commun. Pourtant, la confiance en soi relève aussi de la capacité à créer des liens. Pour cela, il faut pouvoir aussi croire aux autres, leur faire confiance et accepter le risque de la dépendance... Elle est à la fois fondamentale et dangereuse. Elle est fondamentale car, sans confiance, il serait difficile d’envisager l’existence même des relations humaines – des rapports de travail jusqu’à l’amitié ou bien l’amour…Mais la confiance est aussi dangereuse, car elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes ou, pire encore, qu’il trahisse délibérément la confiance que nous lui faisons. Lorsque nous faisons confiance à quelqu’un, il nous arrive de croire en lui, sans savoir exactement pourquoi, ou du moins sans pouvoir expliquer les raisons exactes de notre confiance. Mais comment expliquer ce « saut » dans le vide ? N’y a-t-il pas là le risque de glisser dangereusement de la confiance à la crédulité ? »

    Poème (lu par Anne)

    Paul Eluard

    Elle se penche sur moi

    Le cœur ignorant

    Pour voir si je l’aime

    Elle a confiance elle oublie

    Sous les nuages de ses paupières

    Sa tête s’endort dans mes mains

    Où sommes-nous

    Ensemble inséparables

    Vivants vivants

    Vivant vivante

    Et ma tête roule en ses rêves

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter (en bas de la page à gauche). Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 31 mars (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « La mémoire est-elle indispensable à la conscience ? »

    Le thème choisi pour le 28 avril est  « La passion ». Préparez vos questions.

    Mireille PL 

     


    1 commentaire
  •   5 à 7 Philo du dimanche 27 janvier 2019 : 25 participants

    Sur quoi repose mon identité ?

    Introduction (par Mireille)

    Analyse de la question

    « Sur quoi repose… » Ici, « reposer est un verbe intransitif et signifie être établi, appuyé, fondé : La base de l'édifice repose sur le roc, sur des pilotis. Il s'emploie figurément dans la même acception. Ce raisonnement ne repose sur rien, repose sur de solides principes » (CNRTL)

    « Mon »  Le « mon » est important car on ne parle pas ici d’une identité collective, de celle d’un groupe de personnes : famille, peuple etc. Il s’agit de se questionner sur l’identité individuelle, ma propre identité

    « Identité ?» Du latin idem, « même ». L'identité d'une chose, c'est ce qui fait qu'elle demeure la même à travers le temps malgré les changements.

    Du point de vue Métaphysique l’identité est « Le fait d’être un, relation de tout individu à lui-même. (Dicophilo.fr)

    En psychologie, c’est la représentation de soi que se fait un individu, associé à un sentiment de continuité et de permanence. (Dicophilo.fr)

    En philosophie, « l’identité personnelle désigne le fait pour un sujet d'être un individu à la fois distinct de tous les autres (unicité ou identité synchronique) et demeurant le même à travers le temps (identité diachronique). » (wikipedia.org)

     

    Introduction à l’échange

    C’est John Locke qui, en 1690, a appréhendé le problème de l’identité personnelle en des termes qui continuent à être discutés aujourd’hui. Selon lui une personne est « […] un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux »

    La question peut se résumer à « Qui suis-je ? ». Qu’est-ce qui fait que je me sente la (le) même en toutes circonstances depuis que j’ai conscience d’être ?

    « Il s'opère des changements continuels en nous (...) et néanmoins nous avons toujours le sentiment de notre identité. » écrivait Madame de Staël dans son essai philosophique « De l’Allemagne » 

    Qu’est-ce qui fait mon identité ? Sur quoi repose mon identité ?

    Résumé de l’échange (par Mireille)

    Ayant eu un problème d’enregistrement je ne suis pas en mesure de vous transcrire la totalité de notre échange. En voici les grandes lignes qu’Anne et moi-même avons retenues. J’ai également rajouté quelques textes et observations que nous avions notés lors de notre préparation à la rencontre. Vous pouvez compléter ce résumé en écrivant un commentaire au bas de la page. Merci de votre compréhension.

    Notion de permanence de l’identité à travers le temps ?

    Pierre M note que dans la définition de ce qu’est « l’identité personnelle », du point de vue de la métaphysique, de la psychologie ou de la philosophie, il y a cette idée de « même, d’identique à travers le temps ». Cela lui semble contradictoire à ce que l’on peut observer au cours d’une vie entre l’enfance et la vieillesse d’une personne. Son identité change au fur et à mesure du vécu et des circonstances.

    Philippe C pense que l’identité d’une personne se construit tout au long de sa vie.

    Pierre F s’inscrit en faux pour lui l’identité personnelle, qui permet de dire « je », est recouverte par les influences extérieures à la personne, de différentes couches au fur et à mesure qu’elle avance dans la vie. Il prend l’image de l’oignon, en tant qu’adulte nous devons nous dépouiller de ces pelures pour retrouver ce noyau d’origine qui est notre « je », notre véritable identité. Pour lui ce n’est pas un acte de construction mais de dépouillement, de libération.

    Janine pense que l’identité personnelle émerge avec la conscience de soi comme sujet.

    A la question « qui suis-je ? » Mireille répond par cette phrase connue : « Je suis ce que les autres croient que je suis, ce que je crois être et ce que je suis vraiment », c’est dans ce que je suis vraiment que se situe mon identité personnelle, le cœur de l’oignon dont parlait Pierre

    Anne cite L’écrivain Mathias Enard, dans « Rue des voleurs » : «  …jamais je ne pourrai retrouver celui que j’étais avant [….] la vie a passé depuis [….] la conscience a fait son chemin, et avec elle l’identité – je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement…»

    Ce que François Julien appelle un « écart », à propos de l’identité culturelle peut s’appliquer à notre identité personnelle faite, comme l’a dit Pierre, comme un oignon : «...L’écart nous fait sortir de la perspective identitaire : il fait apparaitre, non pas une identité, mais ce que j’appellerai une « fécondité » ou, dit autrement, une ressource. L’écart, en s’ouvrant, fait lever un autre possible. Il fait découvrir d’autres ressources qu’on n’envisageait pas, et même qu’on ne soupçonnait pas. »

    Qu’est ce qui fait mon identité ?

    Nous avons essayé de discerner les éléments qui constituent notre identité personnelle.

    Avec Anne nous sommes partis de notre identité civile (carte d’identité). Pour être distingué d’un autre citoyen, la République Française note : notre nom, notre nom d’usage (généralement celui d’épouse pour les femmes), notre sexe, notre date et lieu de naissance, notre taille et enfin notre photo d’identité (visage neutre d’expression). Tous ces critères peuvent être changés sauf la date et le lieu de naissance ce qui n’est pas le plus distinctif. (Contrairement à ce qu’a dit Nathalie depuis un décret issu de la loi «Justice du XXIe siècle» de 2016 les personnes qui changent de sexe peuvent obtenir une carte d’identité correspondant à leur nouveau genre)

    Mireille fait remarquer l’importance de l’identité légale : nom, prénom, nationalité, genre me situe dans le monde et me permet de me sentir appartenir à un pays, une culture et à être reconnue en tant que telle par les autres. Sans nom je ne suis personne.

    Mireille a ensuite abordé un autre aspect de l’identité personnelle qui est la coordination des différentes composantes d’une personne : son aspect physique (morphologie de son corps), son tempérament ou les humeurs d’Hippocrate liés aux processus organiques (métabolisme), sa psychologie (affect, sentiments, émotions) et l’entendement (personnalité, esprit)

    Tous ces aspects influent les uns sur les autres et sont en mouvance les uns avec les autres. Goethe parlait de métamorphose. Le physique et le biologique sont héréditaires, l’origine du psychologique et de l’entendement est plus diverse (éducation, vécu).

    Je ne sais plus quel philosophe prenait l’image d’un morceau de cire que l’on modèle et qui malgré les différentes formes qu’on lui donne reste toujours la même quantité et qualité de cire. Le but de l’existence n’est-il pas de modeler cette identité première non pour la changer mais pour l’embellir ?

    Monique revient alors sur la photo d’identité et l’importance qu’a le visage dans la définition de notre identité personnelle. Elle nous parle des difficultés qu’a à se retrouver la personne qui a subit une greffe, même partielle, du visage. Outres l’aspect  physique et esthétique elle ne retrouve pas les expressions de sa vie intérieure que son visage reflétait et qui la rendait reconnaissable aux yeux des autres mais aussi à ses propres yeux. Je me permets de rajouter ce propos de Levinas : « Le visage parle »

    Pierre M souligne l’importance de la voix qui est aussi un signe de reconnaissance de notre identité. Il cite aussi Sylvain Tesson qui dans « Un été avec Homère » écrit « Homère livre une clef bouleversante : notre identité se tiendrait dans nos larmes. ».

     Pierre m’a fait parvenir l’extrait intégral que je vous transcris.

    « Dans l’Odyssée, Ulysse échoue, naufragé, chez les Phéaciens, dernière épreuve avant de pouvoir enfin revenir à Ithaque. A moitié nu, Ulysse se cache dans les buissons, alors que survient Nausicaa, fille du roi Phéacien Alcinoos. Les servantes s’enfuient, effarouchées. Nausicaa, elle, est séduite par le discours d’Ulysse. Les paroles séduisent, rappelle Homère.

     Ulysse est conduit au palais du roi qui lui promet son aide : on lui affrétera un bateau et on l’aidera au retour. Il est accueilli en simple réfugié, comme il n’avait pas dévoilé son identité …  

    Alcinoos organise également un festin en l’honneur de son hôte, toujours sans savoir qui il est. Le troubadour du banquet chante la querelle d’Achille et d’Ulysse. Cet épisode n’est pas présent dans l’Iliade mais constitue un passage crucial de l’Odyssée. Ecoutant l’aède, Ulysse se rend compte qu’il est entré dans l’Histoire. La mémoire lui concède sa part d’éternité.

    Le ménestrel raconte alors l’épisode du cheval de Troie. Ulysse, initiateur de cette ruse, ne peut retenir ses larmes, trahissant ainsi son identité.

    « Dis-moi quand tu sanglotes, je te dirai qui tu es … »

    L’inné et l’acquis dans l’identité ?

    Pierre F s’appuyant sur un vécu personnel pose la question du rôle de l’héritage génétique sur notre identité personnelle et sur la puissance que peut avoir sur elle le facteur héréditaire. Si chaque être est unique, c’est parce qu’à l’origine son patrimoine génétique résulte d’un immense brassage de gènes qui constituent notre ADN. On parle aussi des liens du sang. En effet, il existe dans le sang des substances particulières ou facteurs permanents, stables, transmissibles selon les lois de l'hérédité, et qui caractérisent un individu de sa naissance à sa mort.

    Monica fait remarquer que si nous recevons un héritage biologique, qui correspond à notre patrimoine génétique, nous recevons aussi les valeurs, croyances et histoires familiales de nos ancêtres qui se transmettent de génération en génération de manière inconsciente. Le langage populaire à propos d’une caractéristique propre à une personne dit « c’est gravé dans ses gênes ».

     Nous recevons aussi un héritage culturel, qui correspond au milieu dans lequel nous évoluons, mais également à l'éducation qui nous est transmise.

    Pour Philippe C, l’identité sociale, est aussi à considérer dans ce que nous sommes en tant qu’individu. Elle se construit par l’interaction de l’individu avec les différents groupes auxquels il appartient. L’identité sociale permet à l’individu de se repérer dans le système et d’être lui-même repéré socialement. A. Mucchielli la définit comme « l’ensemble des critères qui permettent une définition sociale de l’individu ou du groupe, c’est-à-dire qui permettent de le situer dans la société». Chaque individu est défini par les différents rôles qu’il doit remplir au sein des groupes auxquels il appartient. La notion d’identité est donc profondément liée à la structure sociale parce qu’elle se caractérise par l’ensemble des appartenances de l’individu dans le système social.

    L’expérience sociale d’autrui est primordiale pour prendre conscience de soi même, « Pour être confirmée dans mon identité, je dépends entièrement des autres. » disait Hannah Arendt. Pour Proust, la conscience historique de son entourage passe en deuxième plan : « «Tout individu ne développe-t-il pas son identité personnelle et la vision qu’il a de lui-même d’abord en fonction de la situation dans laquelle il vit, et ensuite seulement en fonction de la conscience historique de son entourage ? »

    Marie Christine évoque la difficulté qu’ont les enfants adoptés à prendre conscience d’eux mêmes, ignorant un bout de leur histoire ils ont pour certains beaucoup de mal à se situer par rapport à ces différentes influences dont on vient de parler. Dans une tribune au « Monde », Vincent Brès écrit : « La connaissance de ses origines est indissociable de la réflexion de tout être humain sur son identité personnelle »

    Il est tout à fait évident que nous naissons tous avec des tendances préexistantes en termes de traits de caractère, tendances liées à notre patrimoine génétique hérité. Le rôle de l'inné ne fait aucun doute.

    L'acquis est tout aussi évident, il modèle les structures psychologiques, les comportements, la personnalité de l’individu, sa façon de parler, de réagir à certaines situations etc. La façon dont nos parents nous auront éduqués, les valeurs enseignées, les réactions observées et apprises, les atmosphères, les ambiances vont particulièrement peser sur notre rapport au monde.

    Mais qu'en est-il de son identité personnelle ? Peut-on la distinguer de ces apports ? Chacun se sent unique et singulier mais, dans le même temps, alors que les identités biologique et sociale peuvent être saisies objectivement, l'identité personnelle semble insaisissable.

    Actuellement, on fragmente de plus en plus l’individu pour le définir. Par facilité ? L’usage numérique aggrave les choses. Nous mettre dans des cases : identité sexuelle, religieuse, culturelle, sociale, profil psychologique, n’est-ce pas nous réduire en miettes ?

    Mon identité évolue, avec des liens élastiques, mouvants, qui peuvent s’étirer ou se resserrer ; ni emprisonner, ni bâillonner. Il me semble que j’ai plusieurs identités. Celles qui viennent du contact des autres, individus ou groupes. Celles que l’on me colle comme des post-it, elles m’étonnent souvent, parfois me froissent. Les miennes propres, qui me constituent comme un artichaut. Alors pour trouver ce qu’il y a tout au fond de moi d’authentique ciment de mes identités, je pense que la seule manière est de me dépouiller de mes vieux oripeaux, de m’effeuiller pour aller à l’os, au cœur de moi-même. C’est trouver la personne que je suis, ou mon identité ?

    Mireille cite un extrait d’article de Marion Genaivre « On ne peut, en matière de philosophie du sujet, passer à côté de la remarquable conceptualisation proposée par Paul Ricœur, notamment dans Soi-même comme un autre. Ricœur y rappelle qu’il distingue deux modes de l’identité personnelle : la mêmeté (idem) et l’ipséité (ipse). Pour le dire brièvement, si les deux renvoient bien à une permanence dans le temps, l’une renvoie à la question « Que suis-je ? », l’autre à la question « Qui suis-je ? » Dit encore autrement, la mêmeté, c’est le caractère et l’ipséité, la promesse, « la fidélité à soi dans le maintien de la parole donnée ».

    La perte d’identité ? 

    Pascale s’interroge sur la perte d’identité des gens qui sont complètement pris dans une identité de groupe. Que ce soit dans une secte ou un autre mouvement, on est parfois fanatisés, il y a quelquefois un lavage de cerveau, une paralysie des facultés, un engourdissement moral ou intellectuel, qui mène à la perte de conscience de ce qui était l’identité propre. Ce n’est pas vraiment une perte d’identité, même si c’est difficile pour la personne, de nombreux cas montrent qu’un déclic peut réanimer la conscience qu’elle a d’elle-même.

    Anne aborde les cas d’amnésie. Il lui semble que l’identité n’est pas seulement derrière soi (problème de la perte de la mémoire). Elle est aussi, peut-être surtout, dans les aspirations, les désirs, ce qu’on voudrait être et ce qu’on fait – ou ne fait pas.

    C’est la conscience seule qui, selon Locke, permet de se reconnaître comme « le même soi personnel » non seulement dans l’instant présent, mais serait aussi capable de s’identifier via la mémoire, comme  ‘le même’ en différents temps. (Essai sur l’Entendement humain). Locke distingue l’individu (corps) de la personne (conscience) Ce n’est pas la continuité du corps qui fonde l’identité personnelle mais celle de la conscience. Comme le dit Anne, l’amnésique ne peut se souvenir, regarder en arrière, mais il est conscient de lui-même dans le présent et peut se créer de nouveaux souvenirs et trouver une nouvelle identité.

    Confusion entre identité personnelle et personnalité ?

    Nous avons aussi abordé rapidement le problème des troubles de l’identité abordé par Jean Max : dédoublement de la personnalité, Docteur Jekyll and Mister Hyde. Cette maladie consiste à la création de plusieurs personnalités disparates chez un même sujet qui peuvent ressortir à tout moment. Appelé aujourd’hui trouble dissociatif de l'identité il n’en reste pas moins que c’est une pathologie mentale qui certes empêche la conscience de l’existence de sa vraie identité personnelle que pourrait avoir le malade.

    Il me semble qu’il faut bien distinguer l’identité personnelle, ce centre de l’oignon dont parlait Pierre, qui est du domaine de « l’être » dans sa fixité (je suis, j’existe), de la personnalité qui est de celui du « faire » dans sa mouvance (je vis, je fais).

    Naissance et mort de l’identité personnelle ? 

    Nous sommes revenus sur l’image de l’oignon proposée par Pierre au début de notre échange. Notre « Je » serais notre centre qu’une multitude de couches de pelures d’origines diverses viennent recouvrir au fur et à mesure que nous avançons dans la vie. Nous nous débarrassons de certaines qui sont souvent remplacées par d’autres. 

    Alors Jacques s’exclame « Mais quel est et d’où vient ce « Je » qui nous tombe dessus à la naissance ? »

    Nathalie lui répond c’est «l’Esprit » ou "mental-cœur" (citta) des bouddhistes, ou encore « L’Ame » des chrétiens. Cet élément immatériel qui se mêle à notre ADN à la naissance n’est-ce pas la Conscience ? Ne peut-on pas l’appeler « Liberté »

    Pour Monique l’identité d’une personne disparait avec sa mort. Il ne reste d’elle pour les autres que ce qu’elle aura créé et les souvenirs qu’elle aura laissé.

    Mireille précise : Le point d’origine de ce « Je », existant dès la naissance, voire avant, et son devenir après la mort, reste un mystère et tombe dans le domaine de la croyance.

     

    Fermeture des échanges (par Mireille)

    La notion d’identité est ambivalente. Le nouveau Petit Robert Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française nous dit que « L’identité  recouvre cinq sens ou nuances de sens : ils expriment la similitude, l’unité, l’identité personnelle, l’identité culturelle et la propension à l’identification » nous avons plus ou moins abordé ces différentes facettes qu’il est parfois difficile de discerner. Ce que j’ai retenu : c’est que « mon identité », l’identité personnelle ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est par la conscience de soi que nous pouvons percevoir notre identité.  La conscience de soi, c’est se savoir être, fixement, même si le mouvement nous impressionne. C’est toute la contradiction de l’identité personnelle, cette fixité intérieure soumise au changement perpétuel du monde.

    Je rajouterais à ma conclusion ce texte du philosophe Grégoire Perra que vient de me faire parvenir Anne et que je trouve un bon complément à notre échange.

    « Il n’est pas si évident d’affirmer qu’il n’y a d’identité que personnelle. En effet, par son appartenance au monde, par exemple à une certaine sphère du règne vivant, ou encore à une certaine nationalité, un individu possède une identité qui lui est commune avec d’autres individus. Notre identité d’être humain est aussi d’être un homme parmi les hommes, ou un vivant parmi les vivants, ou un français parmi les français… Si le terme de personne désigne ce qui nous est absolument propre, force est de conclure que nous possédons aussi une identité qui ne nous est pas personnelle.

    Ainsi, loin d’être synonymes, les termes d’identité et de personne sembleraient au contraire désigner deux concepts distincts. Par le terme d’identité, nous évoquons ce par quoi quelque chose est reconnaissable, ce par quoi il peut être dit un être singulier, distinct des autres. L’identité semble être le résultat de l’opération intellectuelle de différentiation d’un individu par rapport aux autres individus qui l’entourent. Mais par personne, il semble que nous entendions un concept quelque peu différent, non pas ce qui nous distingue des autres, mais ce en quoi nous nous reconnaissons nous-mêmes, nous nous appréhendons nous-mêmes. Le terme de persona renvoie à la voix de l’acteur qui, dans la tragédie grecque, résonnait à travers le masque… En effet, le concept de personne n’indique-t-il pas cette auto-perception de l’individu par lui-même, cet écho de ce qu’il est qu’il ressent en lui-même et non par distinction avec ce qu’il n’est pas ? »

    Poème (lu par Anne)

    Chez moi, de Cécile Coulon (Les ronces)

    Le pire est de ne pas savoir quelle direction

    prendre quand je veux retourner chez moi :

    dois-je emprunter le sentier creux

    entre deux champs moissonnés par la pluie ?

    Ou bien monter les marches depuis la promenade

    ombragée sur le lac ?

    Est-ce que mon sang, avant ma naissance,

    a nourri les volcans ou sont-ils, comme le chante

    la légende, mes tous premiers parents ?

    Mon ami me dit, en riant, que, selon

    Le moment de la journée, mes yeux changent

    De couleur. Au soleil, ils sont bleu clair, le soir,

    Quand j’ouvre la fenêtre, ils se couvrent d’un gris

    Bâtard, lourd, un gris de pelage froid sur des muscles vifs,

    Un gris d’orage et de peur sans raison.

    A l’aube, le vert a remplacé la brume. Mes yeux

    Passent d’une teinte à l’autre comme

    Un ciel de Normandie. Il arrive que ces nuances,

    Malgré leurs étincelles, malgré leurs profondeurs,

    Soient trouées de larmes grasses quand

    on se demande, avec un de ces airs insupportables,

    un genre de figure parfaitement amicale bien qu’inquiétée :

    « Est-ce un poids d’avoir l’âge que vous avez ? »

    Est-ce que la neige condamne le sabot qui la piétine ?

    Est-ce que le fleuve renverse le bateau sur son dos ? Non.

    Ils font partie l’un de l’autre. Voilà ma réponse.

    Le pire n’est pas l’âge que j’ai. Nous avons tous,

    à notre manière, un poids inutile que nous continuons, malgré tout, de porter.

    Le pire est de ne pas savoir où aller quand je veux retourner chez moi :

    Dois-je arpenter le flanc noir des montagnes mouillées ?

    Ou bien attendre qu’un vol d’oiseaux me passe sur la tête ?

    Je vis en ma demeure, fixant d’un œil aux ombres multiples

    les reliefs d’un amour qui gémit dans la chambre close,

    Apprenant que nous sommes moins que cela,

    que je n’ai jamais été aussi vieux,

    plus vieux ce soir que je ne le serai demain.

    En ma demeure, sans espoir, vivante bien qu’endormie,

    la demeure de mes jours sans soleil, la demeure de mes nuits.

     

    Lectures : Anne nous conseille  deux très beaux romans, très différents, qui évoquent entre autres le problème de l’identité ; quand le visage est détruit ;  quand on est un migrant « intégré ». :

    « Le lambeau » de Philippe Lançon 

    « Les porteurs d’eau » de Atiq Rahimi.

     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter (en bas de la page à gauche). Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 24 février (même heure, même lieu). La question choisie à mains levées, sera: « La confiance est-elle vitale ? ».Le thème choisi pour mars est  « La mémoire ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


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  •   5 à 7 Philo du dimanche 25 novembre 2018 : 23 participants

    Le hasard est-il le fait du hasard ?

    Préambule (par Mireille)

    A la suite de notre dernière rencontre dont le thème était, je le rappelle, « Qu’est-ce que la fraternité ? », plusieurs personnes m’ont dit avoir été choquées par certains propos. L’entrée et la parole sont libres, chacun peut exprimer ses pensées, c’est une richesse. Nous interrompons ceux qui sortent du sujet ou orientent l’échange vers la polémique. C’est aussi être dans la fraternité que d’entendre des idées qui peuvent être à l’opposé des nôtres.

     A l’occasion de notre 50ème café philo, je voudrais revenir sur l’esprit que nous avons souhaité mettre à ces rencontres, Anne et moi : Ecoute et échanges.

    Nous avons très certainement fait une erreur en utilisant le mot « débat », il aurait fallu dire « discussion », mais « échange » est plus juste. Je me suis penchée sur les différentes définitions de ces mots : 

    Débattre : Cnrtl : Discuter avec vivacité et chaleur en examinant les aspects contradictoires d'une question, d'une affaire. Synonyme : discuter.

    Discuter : Littré : Parler avec d'autres en échangeant des idées, des arguments sur un sujet.

    Nuance entre les deux : Littré : Comme débattre est composé de battre, il implique quelque chose de violent qui n'est pas dans discuter. Débattre suppose plus de chaleur et d'emportement; discuter plus de réflexion. Aussi débattre ne se dira guère des choses générales, des causes théoriques qui émeuvent peu; c'est discuter qui y convient. Mais il se dira des questions et des causes qui touchent et qui passionnent.

    Notre souhait et but était et est encore de se pencher sur un thème, une question, de la comprendre en échangeant nos réflexions dans l’écoute de l’autre.

    Echanger : Littré : Se communiquer, se remettre réciproquement.

    « L'échange des idées est aussi indispensable aux peuples que l'échange des substances. »
    (Anatole France)

    Ecouter : Littré : Prêter l'oreille pour entendre, prêter son attention à ce qu'on vous dit

    « Le commencement de bien vivre, c'est de bien écouter. » (Epictète)

    Avant de passer la parole à Anne qui va nous présenter le thème du jour, je ferai un petit rappel des règles que nous avons posées à nos débuts il y a 7 ans (c’est l’âge de raison) :

    C’est souvent difficile de ne pas réagir du tac au tac, mais c’est important de laisser à chacun le temps d’intégrer ce qui vient d’être dit avant de le commenter.

    Auguste Detoeuf, industriel et essayiste français dit « Sois prompt à écouter, et lent à donner une réponse. ».

     N’oubliez pas de lever le doigt pour prendre la parole et de rappeler votre prénom.

    Introduction (par Anne)

    Le hasard est-il le fait du hasard ?

    Définitions :

    Hasard. Gd Larousse : nom masculin de l’espagnol azar, de l’arabe azzahr (dé, jeu de dés)

    1- Puissance considérée comme la cause d’évènements apparemment fortuits ou inexplicables. Chance, destin, sort.

    2- Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets peuvent être favorables ou défavorables. Coïncidence, occasion.

    3- en philo : La notion de hasard est liée à une idée d’incertitude que le calcul des probabilités n’a pas réussi à lever. Le hasard est, d’abord, appréhendé comme un caractère fondamental de l’existence ; il est l’imprévisible de la vie. Cette notion recouvre ce que les philosophes désignent sous le terme de « contingence du futur » liée à la nature humaine, à l’inquiétude face aux aléas de la nature et des hommes.

    Synonymes (nombreux) : accident, incertitude, occurrence, sort, conjoncture, destin, imprévu…La sérendipité étant l’art, la capacité de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard.

    Antonymes : automatisme, calcul, méthode, déterminisme, nécessité, finalité…

    Les jeux de hasards ont conduit aux recherches sur le calcul des probabilités.

    Fait. Gd Larousse 1- Acte, phénomène, action. 2- Chose, évènement qui se produit. 3- Tout évènement susceptible de produire des effets de droit.

    Ouverture de l’échange

    La question « le hasard est-il le fait du hasard ? » donne le vertige. C’est une mise en abîme qui fait tourner comme une toupie. Alors comment présenter le sujet ? Je vais partir de l’émission Science publique, de Michel Alberganti sur France Culture, consacrée au hasard :

     « Commençons par une devinette : Quel est le point commun entre les découvertes de l’Amérique, l’homme de Neandertal, la pierre de Rosette, la grotte de Lascaux, la poussée d’Archimède, la loi de la gravitation, les rayons X, la radioactivité, l’électromagnétisme, l’infrarouge, l’aspirine, l’aspartame, l’insuline, le LSD, la pénicilline, le vaccin antivariolique, le Viagra, l’ADN, la pilule contraceptive, le Velcro, la photographie, la Citroën 2CV, le Post-It, le Kleenex, la gomme à effacer, le jacuzzi, le Frisbee, le Kevlar, le Téflon, le Laser, l’hélice de bateau, la dynamite, la Tarte Tatin, le Nutella, le Carambar, le Coca Cola, le Sauternes, les chips ou le Roquefort ? La réponse, vous l’avez devinée, c’est le hasard, point commun à cette liste à la Prévert. Ou, plus précisément, la sérendipité. »

    Il semble que l’insécurité provoquée par la notion de hasard, et dans les jeux de hasard, a conduit au développement du calcul des probabilités (qui permettent de quantifier le hasard).  Est-ce le signe que le hasard dérange ?

    Echanges

    Mireille : Je voudrais compléter ce que tu as dit sur l’étymologie du mot « hasard ». Hasard a désigné au Moyen Age un jeu de dés (d’où aujourd’hui « jeu de hasard). Au 13ème s. hasard prend le sens figuré de « mauvais coup », donc de malchance. Au 16ème s. hasard s’écrit avec en « t », comme sort et fortune, hasard s’emploie pour « cause qu’on attribue à ce qui arrive sans cause apparente » d’où ensuite en sciences « les lois du hasard » dont tu as parlé.

    Ceci dit, je trouve la question jolie mais j’ai eu du mal à y trouver un sens, jusqu’à, dans mes recherches, un semblant de réponse. Dans un compte rendu d’un café philo j’ai noté cette réflexion à propos de ce qu’en pensait Aristote : « Le hasard fait du hasard ? Voici la définition qu'Aristote donne du hasard : « il y a une foule de choses qui se produisent et qui sont par l’effet du hasard et spontanément », mais il affirme que « le hasard, ni rien de ce qui vient du hasard ne peut être la cause des choses qui sont nécessairement et toujours ou des choses qui arrivent dans la plupart des cas ». En d'autres termes, pour Aristote, le hasard ne peut provenir que du hasard »

    Jean Max : Le hasard est un végétal puisqu’on dit toujours « le fruit du hasard ».

    Nadine : Comment définir le hasard puisse que par essence il est indéfinissable ? On entend souvent dire « par un heureux hasard », on entend beaucoup moins dire « par un malheureux hasard », mais ça existe aussi, de ce fait c’est difficile de le situer. Les hommes se croient forts, intelligents, avoir le pouvoir de tout contrôler, bien non, le hasard, on ne le contrôle pas. C’est lui qui nous guide, qui nous emmène par des chemins qu’il a choisis. Et on n’a pas la possibilité de le prévoir, de le changer, de le contourner, en quelque sorte de le maitriser. Alors là, bien sûr, ça donne tout un tas de possibilités que vous nous avez énumérées. En fait on ne peut ni le comprendre, ni l’expliquer. Mais par contre, on va pouvoir en parler à l’infini.

    Catherine : Je ne cherche pas forcément à le définir, mais je pense que le hasard flirte beaucoup avec la chance puisque vous avez souligné que généralement on dit « par un heureux hasard ». Le hasard nous apporte des choses qu’on saisit, ou pas, et ça devient chance. La vie est faite de hasard. Je voulais aussi souligner que l’artiste Jean Dubuffet disait « danser avec le hasard » dans la création. Je pense que c’est très important de jouer avec le hasard.

    Pascale : Vous avez dit tout à l’heure que le hasard menait nos vies, je ne suis pas tout à fait d’accord, il y a quand même pas que le hasard. Certes on est soumis au hasard, mais, normalement, on suit un chemin que l’on se trace, on a aussi la raison, le libre arbitre, etc. Donc, comment intervient le hasard ? Ça c’est une question.

    Pierre F. : Je crois qu’on va vraiment débattre, on pourrait presque imaginer une balance avec deux croyances, d’un côté celle qui dit que le hasard est effectivement un jeu de dés, c’est comme ça, c’est fortuit etc., et puis de l’autre celle qui dit qu’il y a l’expérience que l’on fait nous-même. Et la vie balance entre les deux. Un exemple concret : j’allais partir d’un lieu, et j’avais décidé que j’avais un certain nombre de personnes à voir pour leur dire au revoir ; et bien, curieusement, toutes ces personnes sont apparues à un moment ou un autre devant moi. Je dirais qu’il y a là presque une mise en œuvre en nous d’évènements extérieurs à nous et qui pourtant vont nous rejoindre. C’est pour ça que je parle de débattre parce que je crois qu’il y a la place et pour l’un et pour l’autre.

    Jacques : Quel est mon degré de liberté par rapport à l’action du hasard ? Il est finalement très faible. Mais, je pense que ma liberté va être dans ma façon d’assumer précisément ce hasard et cette grande incertitude.

    Francine : Quelqu’un m’a dit un jour une très belle définition que je porte en moi depuis très longtemps : « le hasard est l’ombre projetée des nécessités divines » c’est de Rudolf Steiner.

    Pierre M. : Sur la notion de liberté évoquée par Jacques, je pense qu’on peut aller plus loin que parler de liberté, c’est carrément la prédétermination de notre vie. C’est un vieux débat philosophique : Sommes-nous maitres de notre vie, ou tout est-il déjà joué d’avance ? Ce qui voudrait dire qu’en fait il n’y a pas de hasard, les choses se passent comme elles doivent se passer. Et, Philippe nous donnerait bien des exemples, dans l’antiquité, les Pythies dont la tâche était de prévoir l’avenir de ceux qui les sollicitaient, interprétant les oracles en disant que les choses allaient, pour eux, se passer comme-ci ou comme ça ; ces situations là laissent-elles encore une place au hasard ? Comme vous l’avez dit en introduction, le hasard est un évènement dont on n’arrive pas à prévoir les causes. Mais, le hasard n’est-il pas en fait la manifestation d’une ignorance ? Nous n’arrivons pas à cerner les causes d’un évènement alors on l’attribue au hasard. Scientifiquement il est démontré qu’il n’y a pas d’évènement sans causes ? Il y a même des scientifiques qui ont démontré, de façon très élaborée, qu’un battement d’aile d’un papillon dans la forêt amazonienne était susceptible de provoquer un cataclysme sur le continent européen. Pour moi, le hasard pose la question de la prédétermination.

    Anne : Je ne vois pas trop le lien avec une prédétermination, par contre, que ce qu’on appelle hasard soit l’expression d’une ignorance, oui.

    Pierre M. : Vous parliez des dés, les jeux de hasard sont basés sur le fait qu’on ne sait pas déterminer sur quel côté va tomber le dé. Donc, si tout est déterminé d’avance, il se passe des choses qu’on n’a pas voulues, qu’on n’a pas contrôlées, dont on ne connait pas l’origine, on met ça sur le compte du hasard mais en fait ce n’était pas du tout le hasard, la ligne était tracée.

    Anne : Je vais juste vous donner une citation de Jean-Michel Maldamé : « La notion de hasard est une des plus complexes, voire confuses, qui soient, d’autant plus qu’elle est chargée d’éléments affectifs et que le terme a valeur de drapeau pour des combats idéologiques. »

    Jacques : Un ami philosophe disait : « Je ne sais qu’une seule chose c’est que je ne sais rien » et précisément le hasard c’est un aveu d’ignorance, donc en me référant à lui j’assume complètement mon ignorance. Je me retourne vis-à-vis de moi-même avec ma raison, et je fais mon discours de Descartes mais ça n’empêche pas ma liberté finalement, puisque je me retrouve comme ça en assumant complètement cette ignorance.

    Jean Max : Je pense qu’il y a plusieurs sortes de hasard. Je prends par exemple le fait du dé, vous avez tous sans doute lu le livre « The dice man »,  « L’homme dé », qui commence très bien car tout se passe bien, c’est formidable ; mais ça se termine dans un chaos invraisemblable. Je veux dire que le hasard que nous décidons, nous, existe, c’est-à-dire que notre décision peut lutter contre ou avec le hasard. Quand on parle de chance il faut aussi parler de malchance aussi car le hasard est double.

    Monique : Je voudrais répondre avec ce qui vient d’être dit sur le hasard qui n’est pas tout à fait du hasard, que l’on peut moduler, que l’on peut provoquer. Effectivement, il y a des gens qui, sans doute, se provoquent un accident quand ils sont dépressifs. À l’inverse, si on fait très attention en voiture, on a moins de chance que quelqu’un nous rentre dedans. Mais, dire que tout obéit à des lois, et que le hasard est un aveu d’ignorance, ça je le crois. Si un météorite nous tombe sur la tête, c’est le résultat de l’attraction terrestre, qui est une force, et du fait qu’on avait décidé d’être à un certain endroit à un moment donné. C’est une conjonction d’évènements qui ont une cause. Donc, il y a des causes pour tout. Par contre, Francine avait soulevé une question en parlant d’un auteur qui croit en Dieu, c’est la question du déterminisme. Est-ce que toutes ces forces, est-ce que ce qu’on appelle le hasard, est dû quelque part à un esprit supérieur ? Je n’ai pas la réponse.

    Pascale : Je voudrais revenir sur le livre «  L’homme dé » mais ça rejoint ce que vous venez de dire au début de votre intervention. En fait, on peut choisir certains comportements et dans le bouquin c’est ce qu’il fait : il se donne six possibilités à chaque fois, qu’il joue au dé qui a six faces, donc il choisit quand même, quelque part, ce qui va arriver puisqu’il a six propositions.

    Philippe C. : On voit bien la difficulté dans la discussion qu’on a : on parle de « hasard » mais beaucoup d’entre nous parlent ou pensent « destin ». Je crois que c’est très important de rappeler que cette notion du destin, elle existe depuis la nuit des temps et que, effectivement, c’est ce que Pierre disait, il y a une ligne qui est tracée. Alors appelle-t-on ça un prédéterminisme ou un déterminisme je me garderais bien de conclure. La question qui me parait la plus évidente c’est, effectivement, de quoi parle-t-on : du hasard ou du destin ? Il ne faut pas oublier que le destin est triple ; il y a trois divinités du Destin : Clotho , Lachésis et Atropos, la naissance, le mariage, la mort. Alors le hasard, que vient-il faire dans l’histoire ? Où se situe-t-il ? Est-il simplement les petites choses qui nous arrivent ou les grands évènements qui nous arrivent ? De quoi parle-t-on quand on parle de hasard ?

    Jean Max : Nous ne vivons que dans le hasard, nous ne sommes que hasard. Le temps n’a pas une importance terrible puisque, un hasard, un bon ou un mauvais hasard, on vit toute la journée dedans, notre vie n’est faite que de hasard. La preuve c’est qu’un arrêt du cœur c’est un mauvais hasard, ça peut nous arriver à tous.

    Brouhaha

    Anne : Pour revenir sur ce qu’a dit Pierre à propos des Pythies, je vais reprendre Jean-Michel Maldamé qui parle d’Aristote : « Pour Aristote, la notion de hasard se définit alors en termes de causalité, comme « la rencontre de séries de causalités indépendantes ». Si dans le cadre de la causalité, il y a un enchaînement rigoureux qui permet de prévoir ce qui aura lieu, la rencontre entre deux séries indépendantes empêche de le prévoir. »

    Pierre F. : Si on me dit « le hasard », je réponds « le choix ». Notre vie est-elle faite d’une sorte de laisser aller au gré du hasard, ou au contraire, dans une tentative de liberté ? Pouvons-nous être et se dire à chaque fois : « si je suis là ce n’est pas l’effet du hasard, c’est le choix que j’ai fait d’être là » ? A ce moment là, on peut imaginer qu’on passe sa vie, on passe son temps à choisir. J’aurais plutôt tendance à dire que même dans le hasard on ne serait pas innocents. C'est-à-dire, si on parle de déterminisme, nous pourrions déterminer ce qui va se passer, nous pourrions le pressentir. C’est un évènement qui est quand même un peu bizarre : une personne qui habite à la Rochelle choisit de construire une maison pour se rapprocher de ses enfants, la maison est construite, tout est fini, et à 2km de chez lui il a un accident et il se tue. Ça pose question. Est-ce qu’il était prédisposé à mourir parce qu’il avait accomplit ce qu’il avait à accomplir à proximité des ses enfants ?

    Jean Max : C’est une question de temps, parce que ce hasard qui fait qu’il est mort peut peut-être poser un problème à ses enfants qui vont hériter. On peut toujours enchainer les choses, c’est ça cette espèce de route qui nous mène.

    Anne : C’est peut être là qu’il y a qu’intervient l’élément affectif. C’est peut être toi qui a envie affectivement de trouver une explication à cet évènement.

    Françoise : On parle de plusieurs choses. Pierre a parlé tout à l’heure de synchronicité du hasard, par exemple : je pense à une amie que je n’ai pas vue depuis longtemps et puis, tout d’un coup, j’ai un coup de fil, c’est cette amie qui m’appelle, je pense que ça vous est tous arrivé, c’est du hasard. Ensuite, dans ma vie, je décide par exemple de changer de métier, c’est ce que j’ai fait, je lâche, et me dis que ça va marcher, je vais alors faire des rencontres qui vont m’amener là où je veux aller ; c’est du hasard. Je vais ensuite aller un petit peu plus loin quitte à choquer, je pense que rien ne nous arrive par hasard. Je pense qu’on a toujours des questions à se poser par rapport à ce qui nous arrive, même dans le moins bon. Il y a il me semble des explications.

    Francine : Ce qui vous est arrivé c’est ça « l’ombre projetée de vos nécessités ». Vous avez lâché prise, avait fait confiance et alors le hasard a pu vous faire rencontrer les bonnes personnes.

    Mireille : Je ne crois pas du tout au hasard. Je crois aux concours de circonstances. Quand on a l’impression que quelque chose nous est arrivé par hasard, si on y réfléchit on peut remonter jusqu’à ce qui l’a provoqué. C’est vrai même pour des trucs bêtes : je décide d’aller me promener, je suis sur le trottoir je longe un immeuble, un chat pousse un pot de fleur en sautant sur la fenêtre à l’étage qui me tombe dessus, c’est un concours de circonstances ? C’est la rencontre de deux volontés, de deux actions. Maintenant si je n’avais pas été perdue dans mes pensées mais réellement présente sur ce trottoir j’aurai pu voir le chat et le pot de fleur tomber avant qu’il ne m’atteigne. Quand tu parles des rencontres que tu as faites pour ton travail tu les as plus ou moins consciemment provoquées. Il n’y a pas de hasard. Quand on écoute les grands scientifiques, notamment ceux qui s’intéressent à la création de l’univers, ils nous apprennent qu’il n’y a pas de hasard, que tout est un enchainement de causes et d’effets qui remontent à ce qu’ ils appellent la Cause Première, la Création du monde, le Temps Zéro,  qui est le butoir au-delà duquel on ne peut aller.

    Françoise : C’est un petit peu comme toutes les découvertes qu’Anne a énumérées en introduction, c’est au moment où ils lâchent que ça se passe.

    Mireille : Dans les exemples qu’a cités Anne, il s’agit d’erreurs dont ils ont tiré parti et fait quelque chose, mais il n’y a pas de hasard. Pour moi, il n’y a pas de hasard il n’y a que des circonstances qui résultent d’actions.

    Anne : Je voudrais citer Bergson : « Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c'est un hasard. Le dirions-nous, si la tuile s'était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c'est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l'avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n'y a de hasard que parce qu'un intérêt humain est en jeu et parce que les choses se sont passées comme si l'homme avait été pris en considération, soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l'intention de lui nuire. Ne pensez qu'au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s'évanouit. Pour qu'il intervienne, il faut que, l'effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d'humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s'il avait une intention. »

    Catherine : Pour revenir sur la sérendipité qui est l’art de trouver ce qu’on ne cherchait pas, je trouve ça formidable, on a le nez sur quelque chose de précis et puis tout d’un coup il y a un petit truc qui apparait sur le côté qui n’a rien à voir et on est capable de le saisir. J’insiste énormément, que ce soit chez les scientifiques où les artistes, il y a cette facilité à saisir ce qui advient, il y a comme une révélation.

    Anne : Tu parles des artistes. Je me suis posé la question de l’art abstrait et du travail des surréalistes ; la légende dit que Kandinsky, entrant dans son atelier, voit une des toiles qu’il avait faite posée à l’envers, ça lui a révélé quelque chose, il a trouvé ça très beau et ça serait comme ça que l’art abstrait serait né. Si toutefois ça c’est fait comme ça, n’est-de pas du hasard ?

    Nadine : Le hasard, pour moi, fait partie des impondérables de la vie. C’est vrai qu’on est un peu maitre de son destin, mais pas entièrement. Il y a des choses qu’on ne peut pas comprendre, malgré tous nos grands philosophes, tout ce qui a été découvert etc. Il y a une part qu’on ne peut pas comprendre. Là, le hasard a sa place, son importance.

    Jacques : Par rapport à la sérendipité, l’action du scientifique, c’est un hasard s’il a trouvé ce phénomène, le scientifique est dans une action de recherche et puis tout d’un coup il découvre quelque chose « par hasard ». Il y avait en fait une volonté de le mettre sur le chemin de cette trouvaille puisqu’il était déjà en marche vers cette recherche, vers cette découverte. Dans ce sens là, je dis que le hasard a une volonté.

    Pierre M. : Je réagis à ce qu’a dit Jacques. Je ne suis pas du tout d’accord. Dans l’énumération qu’Anne nous a faite, je ne parle pas du coca-cola, mais je voudrais bien que quelqu’un m’explique comment par hasard on peut découvrir la 2CV. La plupart des lois scientifiques, qui régissent l’infiniment petit ou l’infiniment grand, ont été découvertes pas du tout parce qu’on les cherchait, pas du tout parce qu’on était orienté vers cette recherche là, mais vraiment par hasard, c’est-à-dire que la découverte s’est faite à l’encontre d’un autre domaine. Il y a l’histoire d’Archimède dans son bain, de Newton sous son arbre, ou celle de ces ingénieurs qui découvrirent, par hasard, le bruit de fond de l’univers alors qu'ils tentaient de perfectionner une antenne. Tu disais tout à l’heure que le hasard les a mis sur la piste d’une découverte parce que ils s’étaient orientés vers cette recherche, ce n’est pas du tout ça.

    Michel : Si on regarde les recherches d’aujourd’hui sur l’intelligence artificielle  on essaye de plus en plus avec des systèmes de hasard. Il ne faut pas oublier que le système le plus développé est celui des chiffres aléatoires. En ce moment on collectionne dans l’intelligence artificielle tout ce qui peut être hasardeux puisqu’on est entrain de nous refaire une nouvelle informatique qui va être quantique. Le quantique, jusqu’à preuve du contraire, comme l’avait dit Einstein, c’est un petit peu du hasard.

    Anne : Pour rebondir sur Einstein, Hubert Reeves, en parlant de lui, dit  qu’il avait en lui « deux idées-forces » dont « sa conviction que la réalité est totalement déterminée par les lois naturelles et que le hasard n'est qu'un alibi à notre ignorance… Quand, à Niels Bohr, il dira : "Dieu ne joue pas aux dés", la réponse sera : "Albert, cessez de dire à Dieu comment il doit se comporter." » Einstein pensait que « Dans la théorie de la relativité générale, le hasard n'a nulle place. En conséquence, elle s'est avérée totalement incapable de s'adapter au monde des atomes.» Elle a marché pour l’infiniment grand, mais pas pour l’infiniment petit. Hubert Reeves dit que «Einstein avait surestimé le degré de simplicité de la réalité. »

    Jean Max : Ils avaient oublié une chose c’est que « Dieu ne joue pas aux dés », mais le Diable, oui.

    Rires

    Jacques : Y–a-t-il une grande différence, une grande variation entre nous sur les croyances que nous avons vis-à-vis du hasard ? Chacun dans sa tête a une position vis-à-vis du hasard. Est-il possible de se mettre d’accord ?

    Mireille : Je serais assez d’accord avec Jérôme Touzalin (dramaturge français) qui dit : « Il n'y a pas de hasard... il n'y a que des rendez-vous qu'on ne sait pas lire. » Pour moi le hasard n’existe pas c’est un concours de circonstances qui créent l’évènement dont on peut trouver l’origine.

    Brouhaha :

    Pierre M. : Parmi tout un chacun ici, quel est la position que chacun peut avoir vis-à-vis de ses propres décisions ? Le hasard, on imagine très bien que ça s’applique à un accident qui vient de l’extérieur, par des évènements qu’on ne maitrise pas. En revanche, la position que chacun prend, la décision, que ce soit une réponse à une question, que ce soit une attitude par rapport à la situation, est ce qu’il y a du hasard là-dedans ? parce qu’on est à priori maitre de ses réactions. Or, je prétends qu’il y a des circonstances où la réponse qu’on a faite, l’attitude qu’on a eue, la décision qu’on a prise auraient très bien pu être celles opposées. Elles résultent d’une cause qu’on ignore, qu’on peut donc attribuer au hasard ?

    Brouhaha

    Jean Max : C’est un « pile ou face »

    Pierre M. : Je me suis peut être mal exprimé. Quand on joue à pile ou face on fait délibérément appel au hasard. Ce que j’essayais de dire c’est que sans vouloir faire appel au hasard, on pense répondre en toute bonne foi et puis quand on y réfléchi après coup on se dit « j’ai basculé de ce côté-là mais j’aurais très bien pu basculer de l’autre côté » j’avais aussi tout autant de raisons de le faire.

    Mireille : Tu soulèves le problème de la liberté de choix. Il n’y a pas de hasard, plus ou moins consciemment tu choisis une chose plutôt qu’une autre.

    Monique : Je reviens à quelque chose que j’ai dit mais qui n’a pas été relevé. Pour moi, le hasard pose la question de Dieu, du déterminisme, de l’envie, mais aussi de l’univers. Comment explique-t-on les lois scientifiques, qui sont magnifiques, qui lorsque l’intelligence humaine est très poussée coïncident, les mathématiques avec les règles de l’univers ? Le hasard, je pose une question et on m’explique. Les gens instruits actuellement expliquent les lois physiques ou biologiques par le hasard. Je me dis alors « si c’est le hasard, je fais du hasard Dieu ».

    Mireille : Je ne vois pas où tout nous est expliqué par le hasard.

    Monique : C’est l’intelligence qui est dans l’univers, parce que dans l’ensemble ça fonctionne bien, il y a des accidents mais, les astres ne se télescopent pas tous les jours, les gens ne meurent pas tous les jours…

    Brouhaha

    Mireille : Là-dessus les scientifiques ne parlent pas de hasard, ils parlent d’une cause primordiale, que tu appelles Dieu, que tu appelles comme tu veux.

    Monique : J’irais jusqu’à dire qu’elle est bienveillante, pour chacun d’entre nous mais aussi pour l’ensemble de l’humanité.

    Pascale : Il me semble que toutes ces lois existent, les scientifiques les trouvent mais elles existent en dehors de nous, en tant que telles. Mais il y a peut être une autres partie des sciences qui, elles, sont soumises au hasard. Je me retranche humblement derrière ce que j’ai lu, notamment sur les mutations génétiques qui seraient dues au hasard. Il se trouve qu’il y a des scientifiques qui arrivent à décrypter tout ce qui organise le monde, je pense que, nous, nous sommes un peu spectateur dans tout ça.

    Anne : A propos des astrophysiciens, ils ne sont pas tous d’accord, les croyants et les non croyants. A propos de la génétique, quand j’ai vu le sujet, je suis allée farfouiller dans « Le hasard et la nécessité » de Jacques Monod ; j’ai noté cette pensée qui me semble intéressante : « Les évènements élémentaires initiaux qui ouvrent la voie de l’évolution à ces systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants sont microscopiques, fortuits et sans relation aucune avec les effets qu’ils peuvent entrainer dans le fonctionnement téléonomique. Mais une fois inscrits dans la structure de l’ADN, l’accident singulier et comme tel essentiellement imprévisible va être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est-à-dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou des milliards d’exemplaires. Tiré du règne du pur hasard il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables »

    Jean Max : c’est très intéressant ce que tu viens de lire parce que Monod disait ça à une époque où il ne pouvait pas imaginer ce qu’il y a là aujourd’hui. Ce qu’il dit est tellement prémonitoire, c’est incroyable. Mille millions d’opérations à la seconde, font les machines maintenant.

    Pierre F. : J’avoue que je suis assez dans la confusion, cependant j’ai un désir de parler. Je reviens à la citation de Bergson que tu as prise, en disant que finalement la notion de hasard est une spéculation humaine. C’est l’homme qui a décidé qu’il fallait placer là ce mot hasard et s’en servir d’une manière multiple. La deuxième chose qui m’inquiète beaucoup, on parlait d’ignorance et je me rends compte combien je suis ignorant. Tout le monde cite Monod  et ceci et cela et moi et moi et moi ? (rires) Ça revient à dire que je suis affublé de croyances et que mes croyances me servent à avoir une petite idée de ce que pourrait être le hasard pour moi. Je me dis « Holà ! Faisons attention ! », parce que sinon on va cesser d’être des êtres humains ou simplement des copies conformes de ce qu’on apprend. En ce qui concerne les croyances, il y a une chose à laquelle je crois très fort : dans les sciences humaines on parle de saut épistémologique, avant, il y a un saut, à un moment donné ; il y a un saut qui se produit comme si une vérité nouvelle apparaissait. Je me demande, dans ce qui se passe au travers de la recherche scientifique, si finalement la recherche scientifique n’est pas sous une forme de catharsis, c’est-à-dire que toute une humanité est en œuvre et se pose la même question et que quelque part un homme va dire « ça y est, j’ai trouvé, Eureka ! ». J’ai l’impression que les avancées de la connaissance sont portées par tous.

    Nadine : On fait un tour de table ?

    Anne : Non, mais je veux bien dire : je ne sais pas ce que je fais sur terre, je suis là tout à fait par hasard.

    Silence

    Michel : J’ai une petite histoire : C’est un monsieur qui regarde le loto. « Mon Dieu, mon Dieu, je voudrais gagner au loto ! » et Jésus arrive et lui dit « Oui, Mais joue ».

    Pierre M. : Je vais vous raconter une autre histoire. C’est un monsieur qui est né le 11 novembre 1911, il est décédé aujourd’hui, mais il a existé. Toute sa vie il a été obnubilé par le chiffre 11. Il habitait 11 rue du 11 novembre, à ‘armée il était chambre n°11 etc., Enfin le 11 l’a poursuivit toute sa vie. Un collègue de travail qui lui dit « Marcel, j’ai un bon tuyau pour toi, tu ne joues pas aux courses ? j’ai appris que dans la 11ème il y avait le cheval n°11 a une cote du tonnerre, si tu joues dessus tu vas gagner le gros paquet. » Il mise alors toutes ses économies sur le cheval. Et, ce fameux cheval arrive 11ème. Alors, est-ce que c’était le hasard ?

    Rires

    Mireille : C’est Elsa Triolet qui disait «« Les hasards de notre vie nous ressemblent »

    Françoise : Moi aussi j’ai une petite histoire. C’est un monsieur ; quand il était petit sa mère lui disait tout le temps « toi tu auras toujours de la chance ». Elle lui répétait sans arrêt, et bien il a gagné deux fois au loto.

    Brouhaha

    Anne : Mais, combien de personnes a qui la mère a dit « tu seras écrivain » et qui ne l’ont pas été ?

    Francine : Ici, on a tous un certain âge et donc tous on est né par le fruit d’un heureux hasard. Et maintenant ? Maintenant, qu’est-ce qui va se passer ?

    Jacques : Je ne vais pas faire avancer le schmilblick, je vais remplacer un mot par un autre. Le hasard c’est un mystère.

    Anne : Il y a une assez jolie définition, qui est donnée par André Breton, justement à propos du surréalisme : « Le hasard fait l’objet des préoccupations les plus constantes du surréalisme. La méditation sur le hasard a commandé sur le plan plastique, la plus grande partie de l’activité de Marcel Duchamp, d’Arp. J’ai consacré moi-même trois ouvrages à l’élucidation de certains phénomènes de hasard. Le hasard, ai-je dit, demeure le voile à soulever et j’ai avancé qu’il pourrait être la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain »

    Catherine : Quand tu parles de Marcel Duchamp, chez lui ce n’est pas du tout comme ce que je disais tout à l’heure « danser avec le hasard », c’est la distanciation qu’il prend devant les choses. Quand il fait ses ready-mades, ces choix d’objets qu’il présente comme des œuvres d’art, il décide de les choisir à un moment donné, à une heure donnée, il tombe sur un truc et ce sera ça. Là, c’est une espèce de prise de distance complète, en quelque sorte un certain déterminisme.

    Pierre M. : Je voudrais revenir sur ce que vous venez de dénoncer. Breton dit que le hasard est le résultat d’une nécessité extérieure. Qu’entend-il par nécessité extérieure ? C’est une jolie expression qui peut être traduite par une volonté supérieure ou la destinée, je ne sais pas.

    Anne : Je ne sais pas ce que voulait dire André Breton, moi personnellement j’ai tendance à être plutôt dans l’idée de ces croisements de chemins.

    Françoise : Le dernier mot qu’il dit est « inconscient », donc « nécessité extérieure » ça a à voir avec nous-mêmes, avec la connaissance de nous. Parce que la connaissance de nous elle ne se fait pas toujours dans la volonté, elle n’est pas toujours dans « le je veux ça », elle peut tout à fait se tromper comme ça. Et du coup, c’est le hasard qui va faire que, par exemple ; voilà, je vais avoir un incident de voiture, donc je ne vais pas pouvoir aller à tel endroit. C’est notre nécessité qui vient plus de notre profond désir et qui nous ressemble plus, qui vient du domaine de l’inconscient, qui veut dire pas conscient, et nous mène vers la connaissance de soi. Le hasard nous permet ça.

    Jean Max : Est-ce qu’on pourrait imaginer un monde sans hasard ? C’est-à-dire que tout ce qui nous dirige : politique, religieux, scientifique, est basé sur un équilibre déséquilibré. C’est une chose qui nous étonne, on ne sait pas quoi dire. Qu’est-ce que le hasard, pour toi c’est un moment, pour toi autre chose, c’est très difficile à cerner.

    Pierre M. : Il y a un phénomène qui, bien que les prévisions soient bien meilleures qu’avant, donne l’impression de relever pas mal du hasard, c’est la météo. Ils avaient annoncé des pluies très abondantes : il pleut ici, trois kilomètres plus loin il ne pleut pas. La météorologie a fait des progrès énormes notamment grâce à l’informatique ; il y a des modélisations du terrain, les phénomènes qui conduisent à la neige, au verglas sont parfaitement connus, on arrive à des cartes météo qui ont l’air bien ficelées, hors, il y a un impondérable qui n’est pas négligeable. Est-ce que ça ne pourrait pas expliquer le hasard en disant que les causes sont trop complexes pour qu’on arrive à maitriser les effets. Par exemple, dans le lancement du dé, on sait très bien les lois physiques du choc sur une table, de l’énergie dans la manière de le lancer. Hors, c’est relativement aléatoire parce qu’il roule mais on peut parfaitement, par des calculs mathématiques, savoir comment il va arriver. On fait bien atterrir une fusée sur la lune.

    Pierre F. : Je voudrais rebondir sur cette question de la météorologie. Vous disiez qu’on n’arrive pas à maitriser pleinement les choses. C’est parce que la science a tendance à dématérialiser les choses. Pour quelqu’un qui travaille la terre, ou qui a l’habitude de marcher, d’être dans son paysage, il va dire « tiens, ça sent la pluie ». Au niveau de la météorologie française on passe son temps à supprimer des emplois, à se passer des gens de terrain pour complètement livrer ces choses là à la mécanique, à la science etc.

    Françoise m’a aussi beaucoup interrogé. Il me semble que s’il y a quelque chose de puissant en nous c’est de chercher à se connaitre. Il me semble que si on est centré sur ce sujet là, il n’y a plus de hasard. Tout se déroule d’une manière naturelle parce qu’il y a en soi la question fondamentale « qui suis-je ? ».

    Catherine : On n’a pas parlé de ces mathématiciens qui étudient ces données de chance, les probabilités. C’est en fait l’étude du hasard scientifique.

    Philippe C : Un éminent professeur de mathématiques, qui étudie les probabilités, dit que les probabilités font partie des trois mensonges : il y a le mensonge ordinaire, le sacré mensonge et ensuite les probabilités. C’est un professeur de la faculté de médecine de Poitiers qui l’affirme parce qu’on peut tout faire dire aux probabilités, il suffit de bien poser la question.

    Brouhaha

    Anne : J’ai trouvé quelque chose d’intéressant à propos des probabilités, c’est un peu sur le plan politique : Au Canada, certains représentants politiques régionaux sont tirés au sort, le tirage au sort est une forme de hasard. Il en est de même chez nous des jurés. J’ai lu, qu’à l’époque des doges, dans la république vénitienne, il y a eu sur un assez long temps, une façon de désigner le doge qui était une alternance de votes et de tirages au sort, qui brouillait tellement les choses que finalement on peut dire que le doge avait été choisit absolument par hasard.

    Monique : Sur un plan politique, j’ai aussi lu quelque chose là-dessus, il y a des gens qui seraient très séduits par un retour à ce système. Parce que finalement ce serait assez représentatif, tandis que nos élites sont formatées par la société et sont, quelque part tous un peu pareils. Il y a des gens raisonnables, qui disent qu’il faut quand même la connaissance du métier, mais qu’introduire des gens tirés au sort serait l’officialisation de la statistique, c’est avoir un échantillon représentatif de l’ensemble du groupe.

    Jacques : Dans la question « Le hasard est-il le fait du hasard », ce qui m’interpelle c’est qu’il y a deux fois le mot hasard dans la même question. C’est une question qui amène une réponse qui est oui, non ou peut être. Selon comment on y répond, qu’est-ce que ça va changer en nous ? Ça va induire quel type de pensée ?

    Brouhaha : … beaucoup de choses…

    Monique : Je redis pour la troisième fois, c’est que si le hasard n’est pas du hasard c’est qu’on admet qu’il y a un déterminisme. C’est comme ça que j’entends la question.

    Anne : Ça rejoint la croyance. Jean Michel Maldamé que j’ai déjà cité, dit que la notion de hasard est complexe et qu’ « il y a lieu de distinguer entre : 1) le hasard empirique (la chance ou la malchance dans le jeu ou l’inconnu du futur) ; 2) le hasard mathématique (ce qui échappe au calcul ou à la prévision, l’imprévisible ou l’irrationnel) ; 3) le hasard physique (ce qui est le fruit de l’interaction de chaînes causales indépendantes, ou encore ce qui est fortuit, en particulier, pour les modernes, ce qui est sans finalité) ; 4) le hasard métaphysique (ce qui n’est pas nécessaire ou le contingent) ; 5) enfin, le hasard en théologie (où la notion a été référée à l’action imprévisible des dieux ou à l’arbitraire de la conduite divine, position récusée par la pensée monothéiste). » C’est vraiment une notion diverse et complexe, le hasard.

    Brouhaha

    Anne : A propos du séquençage du génome, j’ai relevé aussi les propos de Ségolène Aymé, généticienne directrice de recherche à l’INSERM. Elle dit : « Même dans le cas d’une maladie entièrement déterminée par la génétique, on ne peut prédire qu’une seule chose : que la maladie surviendra un jour ou l’autre. A quel âge ? Et quelle en sera la gravité ? Cela reste imprévisible. »

    Monique : Pour la génétique j’aurais à dire parce que je m’y connais un petit peu. Ce n’est plus du tout déterminé par la génétique. Ce qui est maintenant avéré c’est que le milieu extérieur influence la génétique. C’est complexe mais ça s’explique.

    Brouhaha

    Agnès : Je crois tout à fait au hasard. Pierre a parlé des rencontres avec des personnes à qui on pense, pour moi c’est plutôt de la transmission de pensée. Il m’est arrivé une histoire, il y a des années de ça : j’habitais à 30km de Paris où j’allais une fois par semaine. Ce jour là, je rentre dans un magasin de chaussures, j’en fais le tour, et en sortant, je me trouve devant une amie que j’avais perdue de vue depuis plus de quinze ans qui, elle, rentrait. On se regarde et elle me dit « Agnès ». Cette amie demeurait à l’Ile de la Réunion. On s’est retrouvées dans un magasin de chaussures, par hasard. On s’est retrouvées à la porte, je sortais, elle entrait. Dans un autre lieu on ne se serait pas forcement vues. Pour moi ça n’a aucun sens sauf le plaisir que nous avons eu de nous retrouver, pour moi c’est du pur hasard, ou des circonstances extraordinaires, pour moi c’est la même chose.

    Pierre M. : Vous avez vécu cet évènement, est-ce que ça a changé quelque chose dans le cours de votre vie ou dans celui de votre amie ?

    Agnès : Non, même pas, c’est totalement gratuit. Il s’était passé des choses avant dans notre jeunesse, j’avais manqué me noyer dans le lac de Biscarosse et elle m’avait repêchée. On s’est retrouvée là, on s’est un peu revues, on n’a pas du tout les mêmes vies, mais après il n’y a pas eu de suite.

    Brouhaha

    Madeleine : Avec tout ce que j’ai entendu, je pense qu’il faut un petit peu de surprise, il faut laisser les choses se faire naturellement. Il y a du hasard heureux, il y a du hasard malheureux, mais delà à aller se triturer la tête sur plusieurs générations pour comprendre le pourquoi du comment, laissons faire les choses. Je trouve que c’est formidable de vivre des trucs comme Agnès. Et je voulais revenir aussi sur la tarte tatin, c’est beaucoup plus le fruit d’un geste malheureux que du hasard. C’est comme notre Pineau, ce n’est pas un hasard non plus.

    Françoise : Le hasard est puissant, il n’est pas là pour nous embêter mais pour nous apporter quelque chose.

    Annie : Ce que dit Françoise est important. La vie met sur notre route des clignotants et c’est à nous de les interpréter ou pas.

    Francine : C’est le fil rouge de notre vie. Ce fil, je trouve ça extraordinaire, avec tous les hasards.

    Monique : Comme Madeleine le disait se confier au hasard est parfois un meilleur maitre que notre volonté, parce qu’il est plus complexe, il brasse les dés.

    Mireille : Avant qu’Anne ne conclue, je voudrais vous lire cette phrase de Pasteur : « Le hasard ne favorise que ceux qui y sont préparés. », donc qui le saisissent.

    Fermeture des l’échanges (par Anne)

    Le hasard peut avoir une connotation négative, ce sont les aléas, ou positive, c’est la chance. Quoi qu’il en soit, à ceux qui disent « il n’y a pas de hasard », j’ai envie de répondre que le hasard est partout à ceux qui ne veulent pas être manipulés ; qu’il nous rend intelligents, imaginatifs, créatifs, réactifs, poètes, bref, humains.

    Poème (lu par Anne)

    Poème tiré de « Paroles », de Jacques Prévert, évoqué au début :

    LA BROUETTE

    OU LES GRANDES INVENTIONS

                                                               Le paon fait la roue

                                                               Le hasard fait le reste

                                                               Dieu s’assoit dedans

                                                               Et l’homme le pousse.

     

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    La question choisie à mains levées, sera: « Sur quoi repose mon identité»

    Le thème choisi pour octobre est  « La confiance ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


    2 commentaires
  •   5 à 7 Philo du dimanche 29 Octobre 2018 : 18 participants

    Qu’est-ce que la fraternité?

    Introduction (par Mireille)

    Fraternité :

    Etymologie : Benveniste  dans  « Le Vocabulaire des Institutions Indo-européennes » étudie le mot frère à partir de sa racine indo-européenne, le mot bhrâther  dénote une fraternité qui n'est pas nécessairement consanguine. Le mot grec phrater (frater) qui dérive du précédent, désigne pour les Grecs anciens un groupe d'hommes reliés par une parenté mystique. D'apparition postérieure est adelphos (adelfos) qui signifie: issue du même sein, introduisant la fraternité biologique. En latin, frater d'un côté, et frater germanus de l'autre distinguent fraternité de fratitude.

    Définition : (CNRTL)

    Lien de parenté entre les enfants issus de mêmes parents. P. ext. Lien affectif entre frères, ou entre frère et sœur

    Lien étroit d'amitié qui unit deux personnes qui ne sont ni frères ni sœurs.

    Au fig. Intelligence, entente, harmonie entre plusieurs personnes. Fraternité intellectuelle; fraternité d'opinions, de sentiments.

    Communauté ou groupement, laïc ou religieux.

    Rappel de la notion de fraternité dans l’histoire de France

    La fraternité, comme idéal, est un terme clé de la Révolution française : « Salut et fraternité » est le salut des citoyens pendant la période révolutionnaire. Il sous-tend l'esprit de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, au cours de laquelle La Fayette y fait référence lorsqu'il prête serment : « Nous jurons de (...) demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité » Pour autant, elle est absente de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

    Le terme de « fraternité » apparaît pour la première fois dans les textes en novembre 1848 à l'article IV du préambule de cette constitution : « Elle (la République française) a pour principe : la liberté, l’égalité et la fraternité. » Dans l'article VIII du préambule de cette même constitution, la fraternité fonde le droit social: « Elle (la République) doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler ». (Solidarité) 

    Sous l’Occupation, Fraternité est le titre d'un journal clandestin de la Résistance française.

    Le terme de fraternité est consacré dans les Constitutions de 1946 et de 1958, où il apparaît dans la devise de la France « Liberté, Égalité, Fraternité » (article 2).

    La notion de fraternité est citée dans le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 1er) : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

    Ouverture des échanges 

    Aujourd’hui le débat sur l’origine de l’ajout de Fraternité dans notre devise reste encore entier. Certains historiens développent l’idée que c’est sous l’influence des députés catholiques, que le mot fraternité fût ajouté. D’autres historiens préfèrent la version de l’influence de la franc-maçonnerie. D’autres érudits pensent que l’origine de cette devise se trouve dans l’esprit des Lumières. Peu importe, je considère, comme l’écrit Frédéric Lenoir que « la principale critique que l’on peut adresser à l’Occident moderne, c’est d’avoir oublié l’idéal de fraternité en se concentrant aussi exclusivement tantôt sur les questions d’égalité, tantôt sur les libertés individuelles »

    Cela veut-il dire que  « la Liberté »et « l’Egalité » sont des droits législatifs et que « la Fraternité » ne serait qu’un devoir moral soumis au bon vouloir de chacun ?

    Pourquoi le plus souvent remplace-t-on aujourd’hui le mot « fraternité » par « solidarité » ?

    Quelle différence peut-on faire entre les notions de « fraternité », « solidarité » et « charité »

    Echanges

    Monique : Peut être emploie-t-on moins le mot fraternité en pensant à toutes les oppositions entre frères qui ont existées au cours des siècles. Il y a eu énormément d’exemples de conflits entre frères à commencer par Caïn et Abel. Aujourd’hui encore dans les fratries familiales il y a souvent des conflits. Ça peut être une des explications de la difficulté à utiliser ce mot « fraternité »

    Christophe : Je serais assez d’accord, il ne faut pas oublier que ce sont les circonstances historiques, le mode de production et d’organisation d’une société qui va entrainer l’apparition d’un concept et l’emploi d’un mot. Il faudrait revenir un instant à l’apparition de ce mot.  C’est l’histoire de Mirabeau qui, devant la volonté  du roi de faire évacuer la salle de l’Assemblée, réplique  « nous ne partirons que par la force des baïonnettes », à ce moment là les députés se regroupèrent et ont alors utilisé ce mot « fraternité ». La fraternité pour eux était vraiment un acte de résistance et de rébellion, c’est une fraternité citoyenne. Mais cette fraternité là n’avait pas l’universalisme que lui donnait l’Esprit des Lumières. C’est là qu’il y a un problème parce que si vous regardez le mot « fraternité » à chaque étage et dans tous les domaines ça pose un problème ; Au niveau déjà de la fratrie il y a à la fois l’amour et la jalousie, vous le regardez au niveau des mythes historiques c’est, comme vous le dites, le fratricide, qui a donné naissance aux mythes de toutes les grandes religions ; Prenez l’exemple de la prohibition de l’inceste c’est pareil entre le désir et l’interdit. Pratiquement partout on peut voir que cette idée de fraternité c’est forcément complètement ambigu parce que ça entraine la division. Un autre exemple : la fraternité idyllique, isotonique, parfaite de la gémellité, vous avez certainement lu Les Météores de Tournier, ils s’entendent tellement bien qu’ils s’appellent par un nom composé « Jean-Paul », et par la fin ils n’arrêtent pas de se poursuivre, de se chasser, Même dans la gémellité il y a un dominant et un dominé. Donc, sur le plan de l’Histoire, fraternité est un mot qui a un passif extrêmement lourd, image de division, d’équivoque et d’ambigüité. Les révolutionnaires dans la devise l’ont utilisé en tant que groupe par rapport aux autres. Donc vouloir l’étendre et en faire une universalité c’est peut être un danger, c’est peut être illusoire.

    Monique : Je pensais aussi que la fraternité peut s’employer dans un petit groupe comme les Fraternités dans les universités américaines. L’étendre à un pays comme nous l’avons fait est difficile.

    Anne : J’ai relevé aussi une espèce d’antinomie dans le sens qu’on peut donner à ce terme là : d’une part c’est comme un idéal universel, par exemple la définition qu’en donne le Grand Larousse « Lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine », d’un autre côté il me semble que c’est quelque chose qui peut exclure aussi, c’est ce dont tu parlais, la fraternité d’un groupe quel qu’il soit exclut ceux qui n’en font pas partie.

    Monique : Dans tous les exemples de groupes où l’on s’appelle « frère », comme chez les francs-maçons, c’est pareil c’est un mythe, les autres sont exclus, ils n’appellent « frère » que les leurs.

    Anne : Ce qui peut, effectivement, poser problème c’est la devise de notre république. Cette fraternité, qui inclut-elle ?

    Pierre : Je dirais qu’à la première évocation on se dit « oh la la quel mot ! ». Quand on parle d’idéal, ça relève quand même d’une exigence au regard de ce que nous vivons aujourd’hui. Même si les petits groupes peuvent être fraternels, on peut dire qu’il y a toujours, comme tu le dis, division, opposition, querelle. Je me dis cependant que même si c’est une tension, c’est pour moi un mot exceptionnel, vivant, puissant, puisque c’est un rappel à l’ordre aux hommes pour avoir d’autres liens que ceux qu’ils ont aujourd’hui. En clair, ça veut dire qu’on ne peut être fraternel que si on a fait le ménage en soi. Si on n’a pas fait le ménage en soi on ne peut pas être fraternel. C’est là qu’est l’exigence, c’est-à-dire revenir vers soi pour vraiment se donner à vivre en soi la fraternité et l’étendre ensuite à l’universel.

    Françoise : Je voudrais revenir sur ce que dit Pierre avec qui je suis tout à fait d’accord. Il me semble que pour être fraternel il faut aussi accepter nos différences et ça peut être compliqué pour beaucoup de personnes. C’est-à-dire qu’on fonctionne en se disant « là je suis ton ami, là je ne suis pas ton ami » peut être a-t-on les mêmes valeurs derrière. Il nous faut aller voir quelles valeurs on a, quelle valeur d’humanité et à ce moment là les valeurs prennent le dessus sur nos différences.

    Anne : Si je peux me permettre tu rejoins Levinas, une pensée que j’ai trouvé dans un très bel appel à la fraternité de Bernard-Henri Levy: «  Et je pense, bien sûr, à Levinas qui est le grand penseur d’une fraternité : le frère, chez Levinas, ce n’est pas le même mais l’autre ; ce n’est pas l’identique, c’est le singulier ; c’est celui qui a compris que les droits de l’homme, par exemple, ne sont pas d’abord les miens mais ceux de cet « autrement qu’être » qu’est autrui. »

    Christophe : Je crois qu’il faut distinguer le christianisme où la fraternité est le prochain, qui est l’autre, qui est première, avec la fraternité de l’agnosticisme qui est républicaine et qui est citoyenne. Et ce n’est pas un hasard si Levinas qui est d’inspiration chrétienne parle de ce respect de l’autre. Je crois que la fraternité au sens chrétien du terme est à priori : « en tant qu’humain, l’autre étant humain je dois l’accepter complètement ». Il faut quand même distinguer dans la réalité des choses différentes comme le voisin, le prochain et le frère. Le voisin il vit séparé de moi par un mur, une frontière. Le voisin vous ne vous entendez pas forcément avec lui, vous devez le supporter. Ensuite, le prochain, c’est là qu’il y a des différences : pour Sœur Emmanuelle c’est le chiffonnier du Caire, il est à des kilomètres de moi. Pour qu’il y ait fraternité, je crois que c’est à chacun à examiner les liens qu’il a avec ça, s’en tenir à la générosité générale c’est bien mais il faut voir ce que dans notre vie ça peut donner. Moi personnellement pour que je considère quelqu’un  comme mon frère, il faut que j’aie vécu avec lui quelque chose. Il faut qu’il y ait eu une épreuve commune et c’est là que concrètement je le reconnais comme frère. Rester dans une entité générale, à mon avis, c’est parfois très illusoire et très hypocrite.

    Philippe C. : Hypocrite ou utopique ?

    Christophe : On peut dire que l’utopie on peut la pardonner, « Quand les hommes demain vivrons d’amour il n’y aura plus de misère… Mais nous nous serons morts mon frère » chante le troubadour. Mais l’hypocrisie c’est pire parce que bien souvent les républicains c’est une fraternité très souvent hypocrite.

    Mireille : Chez les grecs, la parenté s’étend au cosmos, à l’ensemble de la nature plus qu’à l’humanité. La fraternité cherche à correspondre à l’ordre immuable et beau de l’univers. C’est un tout, on fait partie d’un tout. Dans ce sens là on peut comprendre la fraternité dans la mesure où on est un point dans quelque chose de beaucoup plus grand, sans parler de Dieu. D’après ce que tu viens de dire, je vois la différence entre fraternité et solidarité. Je peux être solidaire de quelqu’un qui m’est complètement étranger, voire indifférent, je suis solidaire de sa situation pas de lui. La solidarité est impersonnelle. Dans la fraternité, le sentiment rentre en jeu, elle s’adresse à la personne et non pas à sa condition. Je peux être solidaire sans être fraternel,  la solidarité est sociale, la fraternité est individuelle, elle touche l’humain en nous ; je me sens frère c’est-à-dire que malgré les différences je me reconnais dans l’autre, lié à lui.

    Christophe : Mais ça on ne peut pas l’imposer. Ce n’est pas non plus une obligation morale, c’est un ressenti, un vécu. Alors que dans la solidarité il n’y a pas que le cœur, il y a aussi l’intérêt. Je peux être solidaire des immigrés, je peux être solidaire chômeurs, parce que peut être qu’un jour moi aussi je peux être chômeur. Alors qu’une fraternité comme ça qui est pure générosité, pour moi, cette idée est une utopie complète. C’est ce que reprochait Voltaire à Rousseau, à l’époque tous les gens abandonnaient leurs enfants. Quand Rousseau écrivit «  l’Emile ou de l’éducation » ses propres enfants étaient à l’assistance publique. Il est facile de se dire philanthrope alors qu’on ne peut pas voir son voisin. Il y a quand même un monde entre l’idée et son application. Je trouve que pour qu’il y ait fraternité, il faut qu’il y ait quelque part une expérience commune. Il y a solidarité mais aussi amitié, on peut peut-être différencier les deux. Je crains cet universalisme qui est issu de Kant, du Siècle des Lumière, c’est-à-dire qu’au-delà des cultures, des conflits, des situations historiques, il y a des valeurs communes à tous les hommes parce qu’ils sont humains et qu’ils les ont toutes. Malheureusement si l’égalité, la liberté sont des mots, l’inégalité, le conflit sont des réalités.

    Pierre : Je relève votre mot «  c’est une expérience commune ». Mais n’y a-t-il pas une expérience commune superbe : « je vis, tu vis, et nous sommes sur cette terre » ? N’est-ce pas l’expérience commune la plus forte et la plus puissante ? D’un autre côté, c’est vrai que ce mot « fraternité » est utilisé facilement, il est en déclin d’ailleurs, on commence par le remplacer par solidarité, ensuite on va parler d’assistanat, et on finira par la démagogie. On emploi des mots qui n’ont plus de sens, sauf celui de conquérir le pouvoir. Mais, il faut quand même, puisque c’est le sujet d’aujourd’hui, essayer d’accepter de se maintenir sur la corde raide, c’est-à-dire à l’endroit où on va essayer de comprendre qui on est vraiment, en quoi ce mot « fraternité » me touche, et en quoi il est essentiel aux hommes.

    Anne : Anne Marie Pourhiet qui est professeur de droit public dit « La Fraternité n’est qu’une devise, dans la devise de la république. Elle n’est pas la norme. La norme est dans la Constitution. » Elle ajoute « Bienveillance et sollicitude envers tout ce qui souffre, ce n’est pas la fraternité. »

    Françoise : Par rapport à ce que tu disais, c’est vrai que ce n’est pas simple d’accepter les différences de l’autre, de le comprendre et de voir ses valeurs. Car ce qu’on voit en premier ce sont les différences qui vont nous choquer, nous remettre en question, et alors on va à la simplicité « non, il est trop différent de moi, ce n’est pas possible que je sois frère avec lui », on va être dans le rejet. C’est compliqué d’accepter la différence de l’autre, ça veut dire s’accepter soi même avec ses différences. Je comprends que ça freine beaucoup de personnes.

    Christophe : Je crois que chacun doit examiner les liens qu’il a et ce qui fait la fraternité, mais c’est aussi une question sociale et politique. Ça a un rapport avec la tolérance, pour qu’il y ait tolérance, des choses qui soient tolérées et d’autres qui ne le soient pas, il faut un accord sur ces choses. Sinon une tolérance qui accepte, qui accepte tout, est une lettre morte ; cette solidarité crée un certain nombre de problèmes politiques et économiques qui n’ont rien à voir avec les attitudes individuelles qu’on peut avoir. Je vous prendrai un exemple : personnellement, je ne suis pas partisan de l’immigration clandestine, c’est à l’état en tant qu’état de s’en protéger d’une façon ou d’une autre. Par contre, en tant qu’individu, si quelqu’un frappe à ma porte je ne vais pas lui demander sa couleur ni d’où il vient. Je ne sais pas si c’est de la charité ou de la justice, je lui ouvre, parce qu’il est là devant moi et me sollicite. Par contre le reste ça pose beaucoup de problèmes politiques et il faut être très clair sur la tolérance. Si la solidarité me semble un devoir, la fraternité est un idéal, ce n’est pas une obligation morale, chacun peut en faire l’idée qu’il veut en fonction de son engagement. Parce que, si vous êtes fraternel vous êtes obligés de vous engager auprès des personnes et bien souvent je constate que les gens prônent la fraternité mais n’agissent pas du tout dans ce sens. Il y a une contradiction en chacun de nous, est-ce le travail dont vous parlez, je ne sais pas ?

    Jean Max : Il est impossible de séparer ces trois mots « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ces trois mots dont on s’est servit au moment de la Révolution existaient bien avant au niveau des sociétés maçonniques, rosicruciennes, elles tendaient à essayer d’instaurer une politique pour pouvoir vivre ensemble. La Liberté était pour les arts, l’éducation ou la politique, l’Egalité était pour l’économique et la Fraternité pour le social, le vivre ensemble. Les trois étaient intimement liés, ce n’était pas que des mots. Fraternité est un mot qui est beau, poétique, généreux, mais sans les autres ça ne peut pas fonctionner. Cette notion de tripartition est très importante ; ce qui se passe en ce moment : on ne sépare plus ces choses-là c’est impossible. C’est-à-dire que l’économie est tellement impliquée partout, on la mélange à la fraternité, on la mélange à la liberté parce que le politique n’a rien à voir avec l’économique. On n’arrive pas à trouver une forme pour établir ces choses-là. A l’heure actuelle il existe des choses dans notre monde, par exemple : des systèmes économiques qui se référent à cette formule-là, les banques qui concèdent cette notion comme beaucoup plus importante. Tous les systèmes politiques ont essayé d’équilibrer ces trois notions, c’est très difficile.

    Mireille : Je ne sais plus quel philosophe contemporain disait, lors d’un débat télévisé ou radiophonique, que la Liberté et l’Egalité sont des droits et la Fraternité un devoir, mais que la Fraternité harmonise la Liberté et l’Egalité. La liberté permet, l’égalité protège, la fraternité harmonise.

    Jean Max : Souvent on sépare les trois, pourtant elles doivent se servir l’une de l’autre. Si on regarde bien il y a des différences énormes entre le mot Liberté, le mot Egalité et le mot Fraternité. Seule la Fraternité  est dans l’émotion, mais dans le concret c’est une autre dimension.

    Anne : Tu parles d’un philosophe, Mireille, il y en a plusieurs qui se rejoignent pour redorer le blason de la Fraternité. Il y a Marcel Gauchet qui dit : « Liberté et Egalité font tenir ensemble les personnes, mais cela ne suffit pas, car c’est aussi un monde de concurrence, d’expression de la dissension. La fraternité c’est au fond l’horizon qui permet de faire bien jouer la liberté et l’égalité en permettant de dépasser la concurrence, la contradiction, l’opposition qui vont inévitablement travailler ce monde de la liberté et de l’égalité sans les annuler…on peut penser qu’on aura la forme de société la meilleure qu’on puisse rêver. » Il faut reconnaitre qu’on est un petit peu dans l’utopie.

    Et puis Bernard-Henri Levy, dans son « Appel à la Fraternité » de février 2014, va dans ce sens : « Or c’est l’un des beaux mots de la langue politique moderne : périlleux, sans doute ; piégé, évidemment ; mais plutôt moins, tout compte fait, que les deux autres mots de la devise républicaine, et opérant même comme un contre-feu à ce que leur face-à-face aurait, sinon, de mortifère – sans fraternité, la liberté n’est-elle pas condamnée à engendrer cette sombre mêlée des vouloir-vivre et des faire-mourir que pointent, à juste raison, les critiques du libéralisme sans limite ? La fraternité n’est-elle pas l’antidote à ce risque totalitaire que les tocquevilliens détectent, non sans raison aussi, au cœur de l’idéal d’égalité et de sa passion du nivellement ?... Je pense à Camus montrant comment la fraternité est la condition de la révolte… ». En tout cas quand on parle de la devise de la république française, il semble qu’il soit bon de ne pas isoler un de ses éléments des autres.

    Jean Max : A l’ origine on parle de liberté en art, dans la littérature, la peinture, la musique, généralement on n’associe art et liberté. La liberté est une chose qui fait quoi ? Et bien, c’est la liberté de penser, on ne dit pas la fraternité de penser. Ça c’est le côté politique de la notion de liberté. L’égalité elle est économique, elle doit l’être et le sera dans les temps qui viendront. On parle de façon encore utopique de revenus universels etc. Mais l’économie séparée de l’art, de l’éducation, peut être quelque chose de très différent et même dangereuse.  Et puis la fraternité, qui est le social qui nous réunit tous les uns les autres, est une notion très forte.

    Mireille : L’égalité n’est pas qu’économique, elle est avant tout juridique. La Déclaration des Droits de l’Homme dit : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. »

    Jean Max : Oui malheureusement on les mélange et c’est là que ça prend des proportions qui sont fausses.

    Anne : Puisque tu parles d’égalité dans la fraternité et les femmes dans tout ça ?

    Mireille : C’est en discussion. Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, a publié le 8 avril 2018 un avis en faveur d'une révision de la Constitution pour « Une Constitution garante de l’égalité Femmes-Hommes ».Il est notamment recommandé de « remplacer les termes « droits de l'homme » par « droits humains », ainsi que « fraternité" par « adelphité » ou « solidarité ». Ces modifications ont pour objectif de recourir à une écriture égalitaire, et propose de réfléchir à l'usage du terme « fraternité » dans la République. »

    Brouhaha : … c’est quoi adelphité ?...

    Mireille : Ça vient du grec « adelphos » qui lui-même vient de « a » (qui marque le lien) et de « delphus » (la matrice). Adelphité « désigne un sentiment entre fraternité et sororité. »

    Anne : Je voudrais revenir sur la constitution de 48 dont tu as lu le début tout à l’heure mais que je voudrais lire en entier. « Article 4 de la Constitution de 1948: La République Française  «… A pour principe la Liberté, l’Egalité, la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public. » En général on oublie cette deuxième partie. « La Famille » qu’est-ce que ça veut dire ? Bérengère Kolly montre que, de 1789 à l’interdiction des clubs féminins en 1793, les femmes se sont emparées de cette question de la fraternité politique : « La Révolution française n’a pas pensé les sœurs politiques. Par contre elle a pensé les mères républicaines qui, de mon point de vue, entravent la venue des sœurs politiques. L’exclusion des sœurs de la fraternité n’est donc pas fortuite, elle est le signe d’une division des sphères domestiques et politique, elle-même guidée par une différenciation des rôles entre hommes et femmes ». On a fait du travail depuis mais il en reste encore à faire.

    Christophe : Je voudrais revenir quand même, dans la Déclaration des Droits de l’Homme, il y a des citoyens et des citoyennes, c’est dénoter une égalité de droits. D’autre part dans cette fameuse Déclaration, il y avait bien le mot de « propriété »,  pour Marx du moment qu’elle est dans un système elle exclut toute égalité. Mais évidemment les Thermidoriens acceptaient les différences sociales fondées « sur l'utilité commune. » Cela explique qu’on va payer plus untel qu’un tel.  C’est bien écrit dans la Constitution : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Ça ouvre la porte à tout ce que l’on veut. Moi, je pense que ce mot fraternité, certes c’est beau, c’est un idéal, mais il est plutôt d’inspiration chrétienne. Quand vous regardez l’Evangile il est bien dit que l’autre est mon semblable, mon frère, et que tout ce que je fais à mon frère finalement je le fais à Dieu. Alors que, si vous êtes dans la logique démocratique et citoyenne, vous vous rendez compte que tous ces gens, qui ont été au début de cette révolution, étaient confrères, qu’ils soient francs-maçons, qu’ils soient révolutionnaires, cette fraternité citoyenne excluaient les autres. Mais au fond, on ne peut pas être le frère de n’importe qui, il faut qu’il accepte aussi certaines règles du vivre ensemble, ou alors, c’est extrêmement général : « oui, moi je peux être le frère de qui vous voulez ». Par exemple, Finkielkraut dans « L’identité malheureuse » explique bien que, quand même, cette fraternité doit exister, mais qu’il faut qu’il y ait aussi une idée claire de ce que un état, de ce que la république peut tolérer et de ce qu’il ne peut pas tolérer. Ça commence là, sinon la fraternité est un mot complètement creux. Je m’obstine à dire, quand même, que les vraies fraternités sont les fraternités d’épreuves ou fraternités d’armes. Il y a un passage de Malraux dans les « Antimémoires » qui est intéressant où il se rappelle quand pendant la guerre il s’est retrouvé devant un gus casqué, il va pour tirer quand l’autre en face quitte son casque, il voit alors qu’il a à faire à un humain et là il dit « je ne l’ai pas tué car j’ai senti que quelque part c’était mon frère ». Mais, il y a eu un contact. Donc je pense qu’une fraternité est une fraternité vécue. En faire un concept purement abstrait c’est totalement hypocrite. (J’asticote un peu pour ce débat mais je le pense)

    Pierre : L’état ne peut pas tout régir. C’est vrai tout ce qu’on dit autour de la fraternité, encore que ce que je préfère, c’est quand on dit  que dans notre devise il y a deux termes premiers, le troisième les unis. Mais quand même, réduire ce mot-là  à quelque chose qui n’aurait pas de sens, qui ne conviendrait pas, qui serait discrédité me semble injustifiable. J’ai participé à une réunion des Droits de l’Homme à Paris, en 2080, il y aura 250 millions de réfugiés climatiques. Qu’est-ce qu’on en fait de ça ? Qu’est ce que l’état peut en faire ? Qu’allons-nous en faire ? 250 millions de personnes vont prendre la route pour essayer de se réfugier et vivre quelque part. Qu’est ce qu’on en fait nous, les hommes ? Si on rejette, si on met de côté ce mot parce qu’il y a tellement de mots qui peuvent se substituer à lui qui eux ont du poids, du sens, de l’expérience etc., qu’est ce qu’on va faire ? Et je ne suis pas du tout dans une vision chrétienne. Je dis qu’il y a 250 millions de personnes prévisibles qui vont se trouver chassées par la faim, par la soif, par la montée des eaux etc.

    Brouhaha

    Christophe : C’est une réalité qui sera très certainement un rejet massif des réfugiés climatiques et une montée des populismes qui eux seront contre la notion…

    Brouhaha

    Françoise : Je pense que ce qu’on oublie, par rapport à la liberté et à l’égalité, c’est que la fraternité est un sentiment. Ça se passe au niveau du cœur.

    Anne : On est parti sur la devise de la république, mais enfin, je reviens à la définition du Larousse : « Lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine ». Le « devrait » implique un travail collectif ou sur soi même comme il a été dit. Il me semble que si on n’accepte pas cette définition, toute autre définition de la fraternité sur un plan plus restreint, ça exclut les autres. Il n’y a que cette fraternité là qui, à mon avis, puisse être valable.

    Brouhaha : … ça c’est une vision chrétienne…

    Anne : Il n’y a pas que la famille chrétienne, il y a surtout la famille humaine.

    Mireille : Et les chrétiens ont repris des valeurs qui existaient bien avant eux.

    Christophe : Dans le cadre de 1780 et de la devise républicaine, c’est plutôt à eux qu’à été emprunté cette notion de fraternité. Il y a la notion citoyenne de « Frère » qui était utilisée par les Loges Maçonniques, dont faisait partie Mirabeau et qui sont à l’origine des Thermidoriens de la Révolution.

    Anne : Il me semble que, heureusement, on peut évoluer par rapport à ça et se sortir de ces rails là.

    Jean Max : Lorsqu’on parle de « Liberté, Egalité, Fraternité » ce sont trois mots féminins. C’est étonnant, exactement comme on a donné à cette révolution française des mots formidables, à un moment d’explosion totale, complètement folle, il fallait bien des mots d’ordre. Le problème quand on parle de ce qui se passe en ce moment, c’est qu’il n’y a plus de mots d’ordre. Parce que la pensée est tellement diluée dans nos petites fenêtres, dans nos technologies qu’il n’y a plus de mots d’ordre. Quand on parle de réfugiés, de choses terribles, la Fraternité où est-elle ? C’est encore un mot comme les trois mots de la Révolution qui ont caché des horreurs. Alors c’est vrai que lorsqu’on parle de fraternité et de religion c’est la chose qui peut freiner. Moi j’aime beaucoup la notion « art », on en parle pas beaucoup mais c’est un lien terrible entre les hommes, le côté artistique ; On ne fabrique pas de la fraternité tandis que l’art on peut en fabriquer avec ses mains. Dans le rapport entre ces trois notions « liberté, égalité, fraternité » il me manque le côté manuel, le côté les pieds dans la boue et on fait quelque chose ensemble. Il n’y a pas plus beau quand on parle de fraternité que les villages qui vont monter une maison, où les gens s’entraident, c’est le côté le plus simple de la vie. Mais dès qu’on atteint un autre niveau, c'est-à-dire quand on a fait la maison et qu’on se retrouve tous ensembles et qu’on se demande « le côté économique c’est quoi ? On va faire quoi ?» c’est plus dur. Allons dans nos campagnes voir ce qui se passe : les jeunes s’en vont, il y a vraiment des déserts terribles qui sont entrain de se créer. Alors, pour moi, le côté égalité ne peut être qu’économique.

    Anne : On sort un peu du sujet.

    Brouhaha :

    Anne : Alors, puisque nous sommes sur le plan économique, puis-je faire une petite citation de Krishnamurti ? « Dans une société établie sur l'esprit de compétition, il ne peut y avoir de fraternité ; et aucune réforme, aucune dictature, aucune méthode éducative ne l'engendrera. »

    Françoise : Je suis tout à fait d’accord avec ça. Il me semble que lorsqu’on peut aider l’autre ça nous apporte beaucoup, autant à celui qui donne qu’à celui qui reçoit, il y a quelque chose qui se passe dans cet échange qui est du niveau de l’humain. J’ai beaucoup aimé ton exemple tout à l’heure, quand tu as dis que tout à coup il y avait devant toi un humain qui existait. C’est comme ça que peut s’exprimer la fraternité qui n’exclut pas.

    Mireille : D’ailleurs quand on dit de quelqu’un qu’il a beaucoup d’humanité c’est quelqu’un qui est complètement ouvert aux autres.

    Christophe : Je ne voudrais pas toujours jouer le grand méchant loup, mais je pense que pour qu’il y ait fraternité il faut qu’il y ait rencontre, que ce soit dans le travail, que ce soit artistique, que ce soit tout ce qu’on veut, il faut qu’il y ait une vraie rencontre et un vécu, sinon il y a une formidable hypocrisie à parler de ça. Et puis je crois que, je ne sais pas si c’est dans le sujet, mais pour un petit peu plumer l’utopie, la rendre la plus pure possible, il faut revenir sur la notion de famille elle-même, sur l’aspect psychologique, psychanalytique de la chose. C’est vrai que, si on examine Freud, il a plutôt parlé des relations verticales parentales et moins des relations horizontale de la fratrie etc. On a sans doute des frères, des sœurs nous même tous ici, ce qui fait que Voltaire n’a pas complètement tort en disant qu’on peut réclamer la fraternité et être dans des situations des plus bizarres dans sa propre famille. Je ne veux pas lancer de polémique mais ça peut exister aussi ; Ce que je veux dire par là c’est que dans la fratrie, lorsque vous avez un frère ou une sœur, le partage est une dépossession ; et concrètement, puisqu’on voit l’enfant régresser si celui qui suit est trop proche, il peut y avoir jalousie etc. Il faut voir à quoi ça renvoie…

    Mireille : Il peu y avoir surtout amour.

    Christophe : Oui, mais il y a toujours les deux. Il y a toujours une contradiction, ce n’est pas une complémentarité.

    Nathalie : Le mot hypocrisie me révolte. Je crois que vous ne pourriez pas employer ce mot si au lieu d’en parler vous étiez dans l’action.

    Christophe : C’est précisément ce que je viens de dire…

    Nathalie : Non, vous dites que la fraternité doit être en fait régie par l’état, que l’état doit décider ce qu’on doit faire des réfugiés, et que s’il y en a un qui malencontreusement arrivait devant votre porte vous n’allez pas le jeter parce que gnagnagna. Et vous parlez sans arrêt d’hypocrisie dans l’acte de fraternité. La fraternité est aussi un acte.

    Christophe : Vous m’avez mal compris : j’ai dis que c’était le rôle de chacun d’entre nous  dans l’action de se montrer solidaire et d’éprouver cette fraternité.

    Nathalie : A chaque fois vous avez utilisé ce terme d’hypocrisie.

    Christophe : Oui, parce que la plupart des gens défendent une idée globale de fraternité mais dans les faits et leurs actes ils ne sont pas prêts du tout à s’engager.

    Nathalie : C’est ce que, vous, vous pensez. Quand vous êtes dans les actes ce terme là est complètement inacceptable.               

    Brouhaha

    Jacques : Sont dans les actes les organisations non gouvernementales, les ONG qui sont subventionnés par les impôts que les français paient. Prenons l’exemple de SOS Méditerranée, tu parlais du côté manuel, il intervient : c'est-à-dire on sort du bateau la personne et puis, hop, direction la France, effectivement le travail manuel y est assez extraordinaire.

    Jean Max : Elles ne se reconnaissent pas dans la fraternité mais dans la solidarité. Je voudrais poser une question : Est-ce qu’il y a un mot contraire à Fraternité ? Est-ce que je suis plus frère que toi ?   

    Anne : C’est là que ça devient plus difficile à cerner : est-ce qu’on est dans la fraternité, est-ce qu’on est dans la solidarité ? Il me semble que le terme fraternité implique quelque chose de l’ordre de l’émotion, du sentiment. Comment se sentir frère avec tout le reste de l’humanité ? Je pense que c’est une question de sensibilité personnelle, alors que dans la solidarité, peut être, est-ce ce que tu évoques toi Nathalie.

    Nathalie : La fraternité, moi, c’est quelque chose que je vis au quotidien : c’est quelqu’un qui va arriver là le matin, je vois qu’il n’est pas bien, simplement de parler avec lui et d’essayer de trouver des ficelles pour l’aider à résoudre ses problèmes ; voilà, c’est ça la fraternité. C’est de faire que la personne qui rentre, que je ne connais pas, reparte d’ici avec le sentiment de ne plus être seul et sente des humain autour d’elle. Il n’y a aucune hypocrisie là dedans.

    Brouhaha : … de la pitié… non… il faut établir des règles…

    Annie : Moi, je n’ai pas entendu les mots amour, tolérance, empathie, toutes ces valeurs sur lesquelles l’humain doit s’appuyer pour avancer, c’est avec ça qu’il fonctionne en bonne intelligence, et le cœur est là. Je n’ai entendu que des petits mots christiques, philosophiques, et ça me dérange. Je pense que l’émotionnel a quand même une grosse part dans la fraternité.

    Mireille : Je suis tout à fait d’accord avec toi, c’est pour ça que je fais la différence entre solidarité où l’émotionnel est impersonnel, social et fraternité emplie de bienveillance à l’égard de l’autre et d’amour.   

    Annie : S’il y a de l’amour ça génère du positif et il y a une certaine émulation à renforcer le bon.

    Jacques : Quand Nathalie parle de l’accueil qu’elle réserve  aux gens de passage je ne dirais pas que c’est de la fraternité, je dirais que c’est de la bienveillance, que si on voit quelqu’un de fatigué, d’un peu désemparé, de par le métier qu’elle a choisit, c'est-à-dire recevoir les autres, elle est dans la bienveillance. La bienveillance, c'est-à-dire elle cherche le bonheur et le bien des autres, mais ce n’est pas non plus de la solidarité. La solidarité, elle est plutôt économique, quelque part c’est l’impôt qui va faire en sorte qu’on a en France un régime social qui, même s’il prend un peu l’eau, est toujours là.

    Nathalie : C’est la solidarité pas la fraternité.

    Jacques : Il a été dit que derrière la fraternité c’était la solidarité.

    Anne : Non, il y a le côté institutionnel et puis il y a le côté individuel.

    Francine : On ne peut pas se retrancher derrière l’impôt, il y a l’individu, le cœur, vous parliez d’amour mais c’est ça ; si on laisse passer l’amour,  à ce moment là, comme le disait madame, les choses sont naturelles. Là on va vers l’autre et c’est un frère ou une sœur. Pourquoi parler de l’impôt ? Bien sûr qu’on paie des impôts et, moi j’en paie beaucoup, je trouve ça très bien, et si ça peut aider les autres  tant mieux. Et tous les appels au don qu’on reçoit, il faut aider, on ne peut pas laisser tous ces gens dans la misère. Quand on entend qu’un enfant meurt toutes les dix minutes au Yémen, comment ne pas être touché par ça. Moi, ça m’empêche de vivre, ça m’empêche de respirer, d’être heureuse.

    Brouhaha

    Agnès : Est-ce qu’il n’y a pas une grande différence de vision de cette perception de la fraternité entre les hommes et les femmes ? D’après ce qui ressort ici ça me parait évident. J’ai relevé aussi ce que disait monsieur, qu’il se sentait frère avec quelqu’un avec qui il avait partagé des épreuves, n’oublions pas qu’il y a des hommes qui ont partagé des épreuves avec leur femme et qui leur tape dessus, ce n’est donc pas une preuve d’avoir partagé des épreuves. Et pourquoi faire du bien serait réservé à des proches ?

    Christophe : Je n’ai pas dis des proches, j’ai dis des gens avec qui on partage quelque chose, des épreuves ou des bons moments, du temps.

    Jean Max : Est-ce qu’on ne peut pas accoler au mot fraternité le mot amitié ? Parce qu’on parle de l’amitié des peuples. L’amitié c’est une individualité alors que la fraternité ça peut être une généralité.

    Pierre : Ce que je sens ici, c’est que nous marchons sur les ruines de quelque chose, sur un effondrement généralisé de la conscience humaine. Tout ce que j’entends le dit et ma préoccupation c’est « mais, l’humanité dans son devenir où va-t-elle ? ». Pour moi c’est une question essentielle. J’entends des témoignages, celui de Nathalie et d’autres, qui diraient « comment pourrait-on s’y prendre pour rebâtir quelque chose de vivable entre nous ?». Ce mot fraternité, pour moi, il a un plein sens, vous parliez de famille, oui une famille humaine, on est sur cette terre. Mais comment pourrait-on faire chacun ou les uns avec les autres pour tenter de nous relever ? Je suis entrain de lire des livres sur Berlin qui, juste à la fin de la guerre, était un champ de ruines. J’ai le sentiment que les hommes se sont organisés pour s’entretuer. Et je me dis « comment pouvons nous faire aujourd’hui pour relever cet immense défi d’offrir à nos enfants un monde vivable ? ».

    Jean Max : Ce que vous dites est extraordinaire, quand on a parlé de fraternité et de religion, il faut quand même savoir que notre bon Saint Jean de Patmos a dit dans l’Apocalypse « La guerre de tous contre tous ». Et en fin de compte, ce que vous venez de dire est assez joli parce que en fait c’est « la fraternité de tous avec tous ».Parce que d’après Jean de Patmos « la guerre de tous contre tous » est prévue depuis très longtemps, il le savait et c’est en route. Transformer ces mots de « guerre de tous contre tout » en « fraternité de tous contre tous », c’est très joli. Bravo !

    Jacques : Je vais peut être casser le moral de certains, effectivement « la guerre de tous contre tous » ou «  l’homme est un loup pour l’homme ». Hobbes a reprit ça, alors, quand tu poses la question de savoir, au niveau individuel, ce qu’on peut faire pour se relever, moi, je ne me sens pas tellement coupable. Je me pose la question mais je me dis : «  je vais en vacances chaque année à 60km de chez moi, je ne pollue pas en prenant l’avion, j’ai un composteur chez moi, je mange peu de viande ». Je pense quand même au frère africain qui dans sa tribu, il faut le dire, pour se valoriser va faire 12 enfants et il sera applaudi, il sera un des meilleurs de la tribu par rapport aux autres ; est-ce que celui là il se pose la question de l’avenir de l’humanité si ce n’est que le plus vite possible il va essayer de les envoyer vers l’Europe parce que c’est quand même plus facile de les envoyer vers l’Europe que de leur assurer une éducation …

    Anne : On sort un petit peu du sujet et je vais revenir sur la fraternité. Tu as parlé d’avion, Je vais citer Saint Exupéry : « On est frère en quelque chose et non frère tout court. Le partage n'assure pas la fraternité. Elle se noue dans le seul sacrifice. Elle se noue dans le don commun à plus vaste que soi. » Il dit aussi « Une démocratie doit être une fraternité. Sinon, c'est une imposture. » Je me pose alors la question « Peut-on imposer la fraternité ? »

    Christophe : Non, comme on l’a dit, je crois que c’est un sentiment qui est variable selon la sensibilité et l’éducation des gens, ce n’est même pas une obligation morale. C’est pour ça que c’est un mot qui me défrise quand je le vois inscrit dans la constitution, faire même l’objet d’un avis favorable du Conseil Constitutionnel qui a donné cet avis pour protéger les gens qui, à titre individuel, accueillaient des migrants chez eux. Moi, je serais prêt à le faire, mais j’estime que l’état doit aussi jouer son rôle avec des règles, c’est pour ça que je préfère le mot solidarité.

    Anne : Je pense que dans le cas présent, ça aurait été solidarité, le résultat serait le même. Mais, bon, on n’est pas là pour parler de politique mais pour essayer de comprendre la notion de fraternité.

    Christophe : Justement, Saint Exupéry dans la fraternité …

    Anne : Non, je parle de l’arrêté qui vient d’être pris cet été, on aurait utilisé le terme solidarité c’aurait été à peu prés pareil. Mais on est là vraiment entrain de polémiquer  sur un fait politique récent qui déborde un petit peu du sujet.

    Françoise : Je voudrais dire que comme la fraternité est un sentiment, c’est ce qu’on disait avec Pierre tout à l’heure,  ce travail est très long, très difficile, qui va nous mener vers plus de cœur, et il va nous amener dans nos faiblesses et ça c’est très dur. Et quand j’entends les hommes autour de moi je me dis « Ou, là, là ! Il y a du travail à faire ».

    Brouhaha

    Marie Claude : Je ne vais pas philosopher, je ne sais pas, mais je vais vous dire quelque chose de plus joli parce que, en dehors des impôts, il y a quand même des milliers de personnes qui sont fraternelles, qui font du bénévolat qui ne leur rapporte rien du tout si ce n’est une satisfaction humaine. Et je voudrais rectifier, ce n’est ni les impôts, ni l’état. Il y a beaucoup de vilaines choses qui se passent actuellement mais au niveau de centaines de personnes il y a beaucoup de fraternité même si certains disent que c’est hypocrite parce que des gens en parlent et agissent en contradiction, il y en a beaucoup qui agissent dans la vraie fraternité, et heureusement.

    Christophe : On voit là le conflit traditionnel entre les idéalistes et les réalistes.

    Marie Claude : Ce n’est quand même pas de l’utopisme c’est une réalité. On ne sert pas à grand-chose mais un tout petit peu quand même. Chaque fois qu’on a un contact avec un humain, c’est très souvent positif. C’est vrai que ça ne fait pas avancer le schmilblick, ça fait pas avancer l’état, ça ne rapporte pas d’argent, mais c’est de la fraternité.

    Madeleine : Je trouve qu’on parle beaucoup plus souvent de la solidarité que de la fraternité. Je trouve que se sont deux choses assez différentes, qui peuvent se rencontrer, c’est un fait, mais je pense qu’on devrait parler plus souvent de fraternité car dans solidarité il y a quand même, peut être pas de la soumission, mais une certaine hiérarchie, ce qui fait que c’est plus facile à avaler que la fraternité égalitaire. La fraternité ça ne s’explique pas, c’est la conscience de l’autre. Je ne suis pas obligée d’être solidaire de faits ou de personnes qui ne me plaisent pas, alors la fraternité va de soi puisque je suis un humain parmi les humains.

    Marie Claude : Dans la solidarité il y a les gens qui donnent, les gens qui reçoivent, ils n’ont pas le même rôle, tandis que dans la fraternité on est tous égaux.

    Mireille : Je reviens sur ce que tu disais qui est joli, Victor Hugo dit : « L’homme fait peuple, c’est la liberté ; le peuple fait homme, c’est la fraternité. Liberté et fraternité amalgamées, c’est l’harmonie, l’harmonie, plus que la paix. Les hommes en paix, c’est l’état passif ; les hommes en harmonie, c’est l’état actif. » Dans fraternité il y a une notion d’action, Vivre dans la fraternité n’est pas seulement vivre en paix.

    Anne : Victor Hugo dit aussi : « La fraternité n'est qu'une idée humaine, la solidarité est une idée universelle. »

    Mireille : Ça je l’ai lu, mais ça ne contredit pas le fait que « Liberté et fraternité amalgamées, c’est l’harmonie plus que la paix. » et que  l’un est « l’état actif. » l’autre « l’état passif »

    Annie : Je trouve que ce débat a eu deux temps : Ce premier temps qui a été très matériel, très économique, politique et maintenant on est arrivé dans le sentiment qui gouverne l’homme. L’homme se différencie du reste parce qu’il a du sentiment, parce qu’il a du cœur, normalement il devrait avoir beaucoup d’empathie. Au Danemark, les enfants ont des cours d’empathie pendant tout le temps du primaire et du collège. C’est une société qui n’a pas tous les problèmes que nous rencontrons, ça veut bien dire quelque chose.

    Christophe : La distinction entre solidarité et fraternité, je pense que c’est essentiel, parce que justement dans la solidarité j’ai aussi un choix, je peux ne pas être solidaire de certaines causes, ni de certaines personnes, j’ai une liberté de choix. La fraternité, à partir du moment où je pose ça comme une espèce d’objectif transcendantal, universel, etc., c’est presque obligatoire, je suis coincé à un moment dans un sentiment que je peux ne pas éprouver pour quelqu’un. Je crois que les exemples qui ont été pris montrent quand même qu’il y a fraternité à partir du moment où je suis avec la personne, où il y a une rencontre. Puisque vous parliez de l’écroulement de l’universalisme, je pense que c’est par notre propre examen de ce qu’on peut faire pour les autres, c’est dans des actions communes qu’on peut être fraternel.

    Françoise : Il me semble que c’est plus du domaine du ressenti, et que le reste c’est plus intellectuel pour moi. Il me semble que lorsqu’on a conscience de ses souffrances on peut avoir conscience de celles des autres. Et c’est ça qui nous lie dans l’humain malgré toutes nos différences, dans le fond l’autre il est comme moi.

    Brouhaha : … conscience de la joie… c’est souvent compliqué…

    Christophe : C’est Nietzsche qui dit, je ne sais pas où, que pour mettre d’accord sur le même pied d’égalité et de solidarité un sage et un manœuvre, il faut qu’ils connaissent la fatigue, qu’il ait fait une ascension, ensemble, d’une montagne. Je pense comme vous il faut qu’il y ait eu une expérience commune.

    Françoise : Non, je ne suis pas dans l’expérience avec l’autre, je suis dans la conscience de l’autre, de ses souffrances, ce qui fait que je vais me voir chez l’autre, et là il va y avoir quelque chose d’humain qui va se faire. Ce n’est pas obligatoirement par une expérience commune, ça peut l’être mais pas forcement.

    Jean Max : Un mot, le contraire d’amitié c’est inimitié, le contraire de fraternité c’est quoi ?

    Brouhaha : … frère ou ennemi … il n’y en a pas…

    Anne : Madeleine a dit le mot de la fin «  il n’y en a pas, c’est la perfection de la fraternité » 

    Fermeture des échanges (par Mireille)

    Il y a quand même des moments où il se passe un élan de fraternité nationale. J’ai pensé à ceux, relativement récents, où on s’est sentis, nous français, en union fraternelle les uns avec les autres ; C’est dans la joie, c’est nos étoiles aux championnats de foot, tout le monde se parlaient, souriait, chantaient dans une joie commune. C’est dans la contestation : Etant étudiante à Paris en Mai 68, il y eu des gestes de fraternité extraordinaires, il n’y avait pas de métro, pas de bus, tout le monde marchait dans les rues, tout le monde se parlait, on se sentait faire partie d’un tout ; Mais c’est également dans la tristesse, c’est la grande marche républicaine du 11 janvier 2015 qui a suivit les attentats de Charlie Hebdo et de la prise d’otages à l’Hyper Cacher.

    Ces évènements des 7 et 8 janvier 2015 en France ont suscité le 11 janvier un élan de Fraternité, à l'origine de nombreuses prises de positions, appels, initiatives. C’est un peu retombé, mais il y a encore des mouvements qui perdurent et notamment celui lancé par

       

      Abdennour Bidar, (Philosophe Soufi membre de l’Observatoire de la laïcité et du Comité consultatif national d’éthique) qui écrit dans « Plaidoyer pour la fraternité » en février 2015 : « ... je marche avec tous ceux qui veulent aujourd'hui s'engager pour faire exister concrètement, réellement, quotidiennement, la fraternité la plus large. Du côté de tous ceux qui ont compris que la fraternité universelle est la valeur qui a le plus de valeur ».

    Et il a lancé le mouvement de La Fraternité Générale qui regroupe énormément d’intellectuels et d’artistes mais aussi de simples citoyens, vous pouvez aller sur le site www.fraternite-generale.fr . C’est intéressant de voir qu’il y a eu de nombreuses initiatives en 2015, un peu partout en France, mais aussi en 2016, 2017, et encore aujourd’hui. J’ai toujours entendu dire que c’était les minorités qui font les grandes révolutions...

    Poème (lu par Anne)

    Ode à la joie.  Paroles françaises du 1er couplet de Jean Ruault, d’après Schiller

    « Que la joie qui nous appelle                  

    Nous accueille en sa clarté

    Que s’éveille sous son aile                   

    L’allégresse et la beauté !

    Plus de haine sur la terre                     

    Que renaisse le bonheur !

    Tous les hommes sont des frères            

    Quand la joie unit nos cœurs. »

     

    Que vous ayez été présent ou non à cette rencontre, si vous voulez apporter un complément à ce débat, n’hésitez pas à faire un commentaire en cliquant ci-dessous.  Vous pouvez être avertis des commentaires faits en vous inscrivant à la Newsletter. Merci pour votre participation et rendez-vous Dimanche 25 novembre (même heure, même lieu)

    La question choisie à mains levées, sera: « Le hasard est-il le fait du hasard ?»

    Le thème choisi pour octobre est  « L’Identité ». Préparez vos questions.

    Mireille PL

     


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